À rebours des poncifs moralisateurs, pour la psychanalyse, l’éthique tient au désir. Elle s’enracine dans quelque chose qui est étranger à moi tout en étant au cœur de ce moi. Cette zone d’intime étrangeté de la Chose est à la fois le centre du sujet et son lieu d’exclusion. L’être parlant ne peut que reculer devant la jouissance mauvaise, cruelle, qui l’habite, le hante. Le Séminaire L’éthique de la psychanalyse inaugure ainsi une nouvelle ère dans l’enseignement de Jacques Lacan. La mise en avant d’un réel intraitable, non symbolisable, s’accompagne de notes graves, rehaussées des nécessaires références au tragique qui l’accompagnent.
Dans l’articulation théorique de Freud, la genèse de la dimension morale ne s’enracine pas ailleurs que dans le désir lui-même.
J. Lacan
[…]
L’expérience morale dont il s’agit dans l’analyse est aussi celle qui se résume dans l’impératif original que propose ce qu’on pourrait appeler dans l’occasion l’ascèse freudienne – ce Wo Es war, Soll Ich werden […]. Ce je, en effet, qui doit advenir là où c’était, et que l’analyse nous apprend à mesurer, n’est pas autre chose que ce dont nous avons déjà la racine dans ce je qui s’interroge sur ce qu’il veut. Il n’est pas seulement interrogé, mais, quand il avance dans son expérience, cette question il se la pose, et il se la pose précisément à l’endroit des impératifs souvent étranges, paradoxaux, cruels, qui lui sont proposés par son expérience morbide.
Va-t-il ou ne va-t-il pas se soumettre à ce devoir qu’il sent en lui-même comme étranger, au-delà, au second degré ? Doit-il ou ne doit-il pas se soumettre à l’impératif du surmoi, paradoxal et morbide, demi-inconscient, et qui, au reste, se révèle de plus en plus dans son instance à mesure que progresse la découverte analytique, et que le patient voit qu’il s’est engagé dans sa voie ?
Qu’est-ce qui m’est plus prochain que ce cœur en moi-même qui est celui de ma jouissance, dont je n’ose approcher ?
J. Lacan
[…]
Si quelque chose, au sommet du commandement éthique, finit d’une façon si étrange, si scandaleuse pour le sentiment de certains, par s’articuler sous la forme du Tu aimeras ton prochain comme toi-même, c’est qu’il est de la loi du rapport du sujet humain à lui-même qu’il se fasse lui-même, dans son rapport au désir, son propre prochain.
[À] chaque fois que Freud s’arrête, comme horrifié, devant la conséquence du commandement de l’amour du prochain, ce qui surgit, c’est la présence de cette méchanceté foncière qui habite en ce prochain. Mais dès lors elle habite aussi en moi-même. […] Mon égoïsme se satisfait fort bien d’un certain altruisme, de celui qui se place au niveau de l’utile, et c’est précisément le prétexte par quoi j’évite d’aborder le problème du mal que je désire, et que désire mon prochain. [La] jouissance de mon prochain, sa jouissance nocive, sa jouissance maligne, c’est elle qui se propose comme le véritable problème pour mon amour. […]
Ce n’est donc pas une proposition originale que de dire que le recul devant le Tu aimeras ton prochain comme toi-même est la même chose que la barrière devant la jouissance, et non pas son contraire. Je recule à aimer mon prochain comme moi-même, pour autant qu’à cet horizon il y a quelque chose qui participe de je ne sais quelle intolérable cruauté.
Ce lieu central, cette extériorité intime, cette extimité, qui est la Chose…
J. Lacan
[…]
L’objet est perdu comme tel. Il ne sera jamais retrouvé. Quelque chose est là en attendant mieux, ou en attendant pire, mais en attendant. Le monde freudien, c’est-à-dire celui de notre expérience, comporte que c’est cet objet, das Ding, en tant qu’Autre absolu du sujet, qu’il s’agit de retrouver. On le retrouve tout au plus comme regret. Ce n’est pas lui que l’on retrouve, mais ses coordonnées de plaisir. […]
Das Ding est originellement ce que nous appellerons le hors-signifié. C’est en fonction de cet hors-signifié, et d’un rapport pathétique à lui, que le sujet conserve sa distance, et se constitue dans un mode de rapport, d’affect primaire, antérieur à tout refoulement.
[Das] Ding est justement au centre au sens qu’il est exclu. C’est-à-dire qu’en réalité, il doit être posé comme extérieur, ce das Ding, cet Autre préhistorique impossible à oublier dont Freud nous affirme la nécessité de la position première, sous la forme de quelque chose qui est entfremdet, étranger à moi tout en étant au cœur de ce moi […].
[C’est] à cette recherche de ce qui revient toujours à la même place, que reste appendu ce qui s’est élaboré au cours des âges de ce que nous appelons éthique.
L’éthique, ce n’est pas le simple fait qu’il y a des obligations, un lien qui enchaîne, ordonne, et fait la loi de la société.
J. Lacan
[…]
L’éthique de l’analyse n’est pas une spéculation portant sur l’ordonnance, l’arrangement, de ce que j’appelle le service des biens. Elle implique à proprement parler la dimension qui s’exprime dans ce qu’on appelle l’expérience tragique de la vie.
[…]
La parole dernière d’Œdipe, c’est, vous le savez, ce mè phunaï [qui] veut dire – plutôt, ne pas être. C’est là la préférence sur laquelle doit se terminer une existence humaine, celle d’Œdipe, si parfaitement achevée que ce n’est pas de la mort de tous qu’il meurt, à savoir d’une mort accidentelle, mais de la vraie mort, où lui-même raye son être. C’est une malédiction consentie, de cette vraie subsistance qu’est celle de l’être humain, subsistance dans la soustraction de lui-même à l’ordre du monde. […] Œdipe nous montre où s’arrête la zone limite intérieure du rapport au désir.
La seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir.
J. Lacan
[…]
Avez-vous agi conformément au désir qui vous habite ? Ceci n’est pas question facile à soutenir. Je prétends qu’elle n’a jamais été posée ailleurs avec cette pureté, et qu’elle ne peut l’être que dans le contexte analytique. À ce pôle du désir s’oppose l’éthique traditionnelle […]. La morale du pouvoir, du service des biens, c’est – Pour les désirs, vous repasserez […]. Faire les choses au nom du bien, et plus encore au nom du bien de l’autre, voilà qui est bien loin de nous mettre à l’abri non seulement de la culpabilité, mais de toutes sortes de catastrophes intérieures. […]
Ce que j’appelle céder sur son désir s’accompagne toujours dans la destinée du sujet […] de quelque trahison. […] Franchie cette limite où je vous ai lié en un même terme le mépris de l’autre et de soi-même, il n’y a pas de retour. Il peut s’agir de réparer, mais non pas de défaire. Ne voilà-t-il pas un fait de l’expérience qui nous montre que la psychanalyse est capable de nous fournir une boussole efficace dans le champ de la direction éthique ?
Il n’y a pas d’autre bien que ce qui peut servir à payer le prix pour l’accès au désir.
J. Lacan