J. Lacan, Textes de Lacan

La direction de la cure et les principes de son pouvoir

Extraits

Pleins feux sur la parole dans la cure. Car elle y a tous les pouvoirs. Mais ces pouvoirs spéciaux requièrent certaines conditions : renoncer à la suggestion au profit du transfert ; payer de sa personne et de ses interprétations ; ne pas vouloir le bien du patient ; lui permettre de parler librement ; mettre entre parenthèses sa demande pour que rien ne fasse obstacle à l’aveu de son désir – rien, sauf l’indicible.

Le psychanalyste assurément dirige la cure. Le premier principe de cette cure, […] c’est qu’il ne doit point diriger le patient.

J. Lacan

[…]

La direction de la cure est autre chose. Elle consiste d’abord à faire appliquer par le sujet la règle analytique. […] Posons seulement qu’à le réduire à sa vérité, ce temps consiste à faire oublier au patient qu’il s’agit seulement de paroles, mais que cela n’excuse pas l’analyste de l’oublier lui-même. 

[…]

Disons que dans la mise de fonds de l’entreprise commune, le patient n’est pas seul avec ses difficultés à en faire l’écot. L’analyste aussi doit payer :

– payer de mots sans doute, si la transmutation qu’ils subissent de l’opération analytique, les élève à leur effet d’interprétation ;

– mais aussi payer de sa personne, en tant que, quoi qu’il en ait, il la prête comme support aux phénomènes singuliers que l’analyse a découvert dans le transfert ;

– oubliera-t-on qu’il doit payer de ce qu’il y a d’essentiel dans son jugement le plus intime, pour se mêler d’une action qui va au cœur de l’être [:] y resterait-il seul hors jeu ?

Il n’y a pas d’autre résistance à l’analyse que celle de l’analyste lui-même.

J. Lacan

[…]

Interprète de ce qui m’est présenté en propos ou en actes, je décide de mon oracle et l’articule à mon gré, seul maître à mon bord après Dieu, et bien entendu loin de pouvoir mesurer tout l’effet de mes paroles, mais en cela justement averti et tâchant à y parer, autrement libre toujours du moment et du nombre, autant que du choix de mes interventions, au point qu’il semble que la règle ait été ordonnée tout entière à ne gêner en rien mon faire d’exécutant […].

Quant au maniement du transfert, ma liberté s’y trouve par contre aliénée du dédoublement qu’y subit ma personne, et nul n’ignore que ce soit là qu’il faille chercher le secret de l’analyse. [Ce] qu’il y a de certain, c’est que les sentiments de l’analyste n’ont qu’une place possible dans ce jeu, celle du mort ; et qu’à le ranimer, le jeu se poursuit sans qu’on sache qui le conduit. Voilà pourquoi l’analyste est moins libre en sa stratégie qu’en sa tactique. […] L’analyste est moins libre encore en ce qui domine stratégie et tactique : à savoir sa politique, où il ferait mieux de se repérer sur son manque à être que sur son être.

[Pour] confirmer le bien-fondé d’une interprétation, ce n’est pas la conviction qu’elle entraîne qui compte, puisque l’on en reconnaîtra bien plutôt le critère dans le matériel qui viendra à surgir à sa suite. Mais la superstition psychologisante est tellement puissante dans les esprits qu’on sollicitera toujours le phénomène dans le sens d’un assentiment du sujet, omettant tout à fait ce qui résulte des propos de Freud sur la Verneinung comme forme d’aveu, dont le moins qu’on puisse dire est qu’on ne saurait la faire équivaloir à un chou blanc. C’est ainsi que la théorie traduit comment la résistance est engendrée dans la pratique.

Jamais la plus aberrante éducation n’a eu d’autre motif que le bien du sujet.

J. Lacan

[…]

[Freud] a tout de suite reconnu [dans le transfert] le principe de son pouvoir, en quoi il ne se distinguait pas de la suggestion, mais aussi que ce pouvoir ne lui donnait la sortie du problème qu’à la condition de ne pas en user, car c’est alors qu’il prenait tout son développement de transfert. […]

Si le transfert prend sa vertu d’être ramené à la réalité dont l’analyste est le représentant, et s’il s’agit de faire mûrir l’Objet dans la serre chaude d’une situation confinée, il ne reste plus à l’analysé qu’un objet, si l’on nous permet l’expression, à se mettre sous la dent, et c’est l’analyste. […] Faire de la distance la dimension unique où se jouent les relations du névrosé à l’objet, engendre des contradictions insurmontables. […]

La question qu’on peut soulever est celle de la limite entre l’analyse et la rééducation, quand son procès même se guide sur une sollicitation prévalente de ses incidences réelles […]. Une éthique est à formuler qui intègre les conquêtes freudiennes sur le désir : pour mettre à sa pointe la question du désir de l’analyste.

Demander, le sujet n’a jamais fait que ça, il n’a pu vivre que par ça, et nous prenons la suite.

J. Lacan

[…]

L’analyste est l’homme à qui l’on parle et à qui l’on parle librement. […] Le sujet invité à parler dans l’analyse ne montre pas dans ce qu’il dit, à vrai dire, une liberté bien grande. Non pas qu’il soit enchaîné par la rigueur de ses associations : sans doute elles l’oppriment, mais c’est plutôt qu’elles débouchent sur une libre parole, sur une parole pleine qui lui serait pénible. […]

L’entendement ne me force pas à comprendre. Ce que j’entends n’en reste pas moins un discours […]. À ce que j’entends sans doute, je n’ai rien à redire, si je n’en comprends rien, ou qu’à y comprendre quelque chose, je sois sûr de m’y tromper. Ceci ne m’empêcherait pas d’y répondre. […] Ces paroles, il ne me les demande pas. Il me demande…, sa demande est intransitive, elle n’emporte aucun objet. […]

Par l’intermédiaire de la demande, tout le passé s’entrouvre jusqu’au fin fond de la première enfance. Demander, le sujet n’a jamais fait que ça, il n’a pu vivre que par ça, et nous prenons la suite. […] Ainsi l’analyste est-il celui qui supporte la demande, non comme on le dit pour frustrer le sujet, mais pour que reparaissent les signifiants où sa frustration est retenue. […] À mesure que se développe une analyse, l’analyste a affaire tour à tour à toutes les articulations de la demande du sujet. Encore doit-il, comme nous le dirons plus loin, n’y répondre que de la position du transfert.

Fait d’un animal en proie au langage, le désir de l’homme est le désir de l’Autre

J. Lacan

[…]

Le désir est ce qui se manifeste dans l’intervalle que creuse la demande en deçà d’elle-même, pour autant que le sujet en articulant la chaîne signifiante, amène au jour le manque à être avec l’appel d’en recevoir le complément de l’Autre, si l’Autre, lieu de la parole, est aussi le lieu de ce manque. […] La résistance du sujet quand elle s’oppose à la suggestion, n’est que désir de maintenir son désir. Comme telle, il faudrait la mettre au rang du transfert positif, puisque c’est le désir qui maintient la direction de l’analyse, hors des effets de la demande.

[…]

Où va donc la direction de la cure ? Peut-être suffirait-il d’interroger ses moyens pour la définir dans sa rectitude. Remarquons :

1) Que la parole y a tous les pouvoirs ; les pouvoirs spéciaux de la cure ;

2) Qu’on est bien loin par la règle de diriger le sujet vers la parole pleine, ni vers le discours cohérent, mais qu’on le laisse libre de s’y essayer ;

3) Que cette liberté est ce qu’il tolère le plus mal ;

4) Que la demande est proprement ce qui est mis entre parenthèses dans l’analyse, étant exclu que l’analyste en satisfasse aucune ;

5) Qu’aucun obstacle n’étant mis à l’aveu du désir, c’est vers là que le sujet est dirigé et même canalisé ;

6) Que la résistance à cet aveu, en dernière analyse, ne peut tenir ici à rien que l’incompatibilité du désir avec la parole. 

Références
"La direction de la cure et les principes de son pouvoir"
Écrits
J. Lacan
Éditeur
Seuil
Année
1966
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Extraits de « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 585-645.

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