J.-A. Miller, Textes de J.-A. Miller

Théorie de Turin sur le sujet de l’École (2000)

Extraits

Jacques-Alain Miller formule ici une thèse originale et forte : l’École est sujet. Non seulement elle est interprétable, mais tout y est d’ordre analytique. La fonction collective de l’Idéal ne s’y annule pas mais elle est limitée, car l’interprétation vise à démassifier, renvoyant chacun à sa solitude. Une clocherie bien singulière soutient notre rapport à la Cause analytique. L’École est ainsi une addition de jouissances désassorties, disparates.

L’École est sujet. C’est à cette condition seulement qu’une École mérite son nom, qu’elle en vaut la peine.

J.-A. Miller

[…]

La fondation effective d’une École […] n’est pas une affaire bureaucratique destinée à être réglée par un petit nombre réuni à l’écart, un conciliabule des chefs. Elle entre dans un processus de formation, dont le concept même comporte qu’il se déroule à ciel ouvert, parce qu’il doit être subjectivé par une communauté qui ne peut se constituer que dans le mouvement même de cette subjectivation.

[L’École] advient tout au long du processus de sa fondation sous la forme d’actes d’École, et sa création effective comme communauté se poursuit bien au-delà de sa fondation légale.

[Elle] advient sous la forme de désir avant d’advenir sous la forme de sujet de droit. […] Savoir où l’École en est, repérer sa position, ne relève pas d’une pratique contemplative, ne consiste pas à observer des faits objectifs. […] La vie d’une École est à interpréter. Elle est interprétable. Elle est interprétable analytiquement.

Interpréter le groupe, c’est le dissocier et renvoyer chacun des membres de la communauté à sa solitude, à la solitude de son rapport à l’Idéal.

J.-A. Miller

[…]

La place de l’Idéal, dans un groupe, est une place d’énonciation. De là, deux modes d’énonciation distincts sont concevables, praticables. […] De la place de l’Idéal, tout discours qui s’établit sur l’opposition amis/ennemis, qui la bétonne, intensifie par là même l’aliénation subjective à l’Idéal. Un discours inverse peut s’émettre de la place de l’Idéal, qui consiste à énoncer des interprétations. […] Le premier discours est un discours massifiant qui repose sur la suggestion, et, à vrai dire, il reste toujours un quantum de suggestion inéliminable. Le second discours est interprétatif et démassifiant.

[Lacan] s’avance et se présente non pas comme un sujet qui se propose lui-même comme Idéal, mais comme un sujet qui a rapport à un Idéal […]. Il n’y a pas d’annulation de l’Idéal dans l’École. S’il y avait une annulation de la fonction de l’Idéal, il n’y aurait pas de communauté d’École. [Il s’agit] d’une formation collective qui ne prétend pas faire disparaître la solitude subjective, mais qui au contraire se fonde sur elle, la manifeste, la révèle.

[…]

Lacan renvoie chacun à sa solitude de sujet, au rapport que chacun entretient avec le signifiant-maître de l’Idéal sous lequel il se place. […] Le premier mot que Lacan adresse à son École au moment de s’associer des compagnons, est une interprétation. Elle est faite pour dissocier le sujet et le signifiant-maître et, par là même, le sujet et la jouissance que comporte son rapport au signifiant-maître. […]

C’est le paradoxe de l’École, et son pari – qui suppose en effet qu’une communauté est possible entre des sujets qui savent la nature des semblants, et dont l’Idéal, le même pour tous, n’est pas autre chose qu’une cause par chacun expérimentée au niveau de sa solitude subjective […].

[Chacun des membres] en sait quelque chose dans la mesure où il est analysé, où il s’analyse, où, conceptuellement, il a saisi ce qu’enseigne une analyse, à savoir que chacun est seul – seul avec l’Autre du signifiant, seul avec son fantasme, dont « un pied est dans l’Autre », seul avec sa jouissance, extime. L’École est une formation collective où la vraie nature du collectif est sue. 

Ce n’est pas une collectivité sans Idéal, mais une collectivité qui sait ce qu’est l’Idéal et ce qu’est la solitude subjective. L’École est une addition de solitudes subjectives, et c’est le sens de notre formule « un par un ».

J.-A. Miller

[…]

L’addition des solitudes suppose l’Un-en-plus. Est-ce quelqu’un ? C’est d’abord la Cause freudienne [,] signifiant pur qui essaye de nommer le rapport que Freud avait à cet Idéal qu’il appelait la Cause, et qu’il avait fait partager à ses élèves. [Lacan] a logifié le désir de Freud pour le séparer de sa particularité, le déraciner du fantasme paternel, en dégager la forme dite du désir de l’analyste. Ce désir n’est pas pour autant un désir pur. C’est le désir de séparer le sujet des signifiants-maîtres qui le collectivisent, d’isoler sa différence absolue, de cerner la solitude subjective, et aussi l’objet plus-de-jouir qui se soutient de ce vide et le comble à la fois. […]

Dans le cadre de l’École, ces solitudes sont chacune traitées comme des exceptions, et elles sont non syndicalisables. En ce sens, l’École est un ensemble logiquement inconsistant. […] Il est pas-tout au sens où il est logiquement inconsistant, et se présente sous la forme d’une série à laquelle fait défaut une loi de formation.

[…]

On comprend la difficulté de donner à une École des statuts légaux, qui assurent l’interface de l’École avec l’État. Ce sont deux régimes logiquement distincts, la première répondant à la logique dite du pas-tout, le second à la logique universelle.  […]

Le débat est-il entre le salutaire « pour tout x » de la loi et le Un solitaire, le Un d’exception qui serait Jacques-Alain Miller ? Jacques-Alain Miller n’est pas solitaire, il est un au-moins-un qui donne le témoignage de sa différence, et qui ne ménage pas sa peine pour qu’il y en ait d’autres à le faire. Et c’est bien parce qu’il y en a d’autres qu’une École est possible. […]

La place d’énonciation qu’occupe Jacques-Alain Miller ne comporte pas l’exclusivité ; elle comporte que d’autres l’occupent également, doivent l’occuper, l’occupent effectivement. Comme le dit Spinoza, « il fait partie de mon bonheur que d’autres comprennent ce que j’ai compris » – de Lacan, de la psychanalyse, de l’École, et en particulier de l’éminence de cette place d’où l’École est interprétable, et où sont attendus ses analystes.

Dans une École, tout est d’ordre analytique. C’est un axiome, et c’est la condition pour qu’une École soit intéressante.

J.-A. Miller

[…]

« Subjectiver l’École » […] veut dire : pour chacun, un par un, adopter l’École comme un signifiant idéal. Mais cela implique que chacun mesure le décalage entre la cause particulière de son désir et la cause freudienne comme signifiant idéal. […] Deuxièmement, subjectiver l’École veut dire pour chacun : être membre de l’École dans la solitude de son rapport à l’École. […] Mais troisièmement, constituer cette communauté une n’est pas autre chose que de faire de l’École elle-même un sujet, un sujet barré. […]

Une École ne mérite qu’on la fonde, que l’on s’y agrège, qu’à la condition qu’elle soit un sujet de plein exercice [,] déterminé par les signifiants dont il est l’effet […].

Il s’agit que la détermination signifiante de l’École, ses agencements symboliques complexes, ses statuts, ses publications, aient pour effet d’instituer l’École comme sujet supposé savoir. C’est ce sujet même que nous interrogeons et instituons à la fois quand nous faisons voter une Assemblée et que nous recueillons comme un oracle sa réponse, formée du choix secret de chacun. […] L’École est inaugurale dans la mesure où elle inaugure un nouveau sujet supposé savoir, et que son histoire est une suite de phénomènes subjectifs analysables.

Références
"Théorie de Turin sur le sujet de l’École (2000)"
J.-A. Miller
Revue
La Cause freudienne, n°74
Éditeur
École de la Cause freudienne
Année
2010
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Extraits de « Théorie de Turin sur le sujet de l’École (2000) »,  La Cause freudienne, no 74, 2010, p. 132-142.

Intervention au 1er congrès scientifique de la Scuola lacaniana di Psicoanalisi (en formation), le 21 mai 2000, dont le thème était Les pathologies des lois et des normes. Ce texte a précédemment été publié dans Aperçus du congrès de l’AMP à Buenos Aires, juillet 2000, Paris, ECF / EURL Huysmans, 2001, p. 57-76.

Acte de fondation
21 juin 1964
J. Lacan
L’École et son psychanalyste
J.-A. Miller
Point de capiton
J.-A. Miller
D’écolage
J. Lacan
Proposition du 9 octobre 1967
J. Lacan