Pour Jacques Lacan, une psychanalyse a une fin. Trois ans après avoir fondé son École, il invente la passe, dispositif inédit pour rendre compte de la terminaison d’une analyse. Car l’os d’une cure ne se dégage ni par identification ni par cooptation. Misant sur le reste et sur l’énonciation, Lacan articule d’un même mouvement les ressorts de la fin de l’analyse et la procédure qui témoignera de ce passage du psychanalysant au psychanalyste.
Le psychanalyste ne s’autorise que de lui-même, ce principe est inscrit aux textes originels de l’École et décide de sa position. Ceci n’exclut pas que l’École garantisse qu’un analyste relève de sa formation.
J. Lacan
[…]
Et l’analyste peut vouloir cette garantie, ce qui dès lors ne peut qu’aller au-delà : devenir responsable du progrès de l’École, devenir psychanalyste de son expérience même.
[C’est] à ces deux formes que répondent :
I. l’A.M.E., ou analyste membre de l’École, constitué simplement par le fait que l’École le reconnaît comme psychanalyste ayant fait ses preuves. C’est là ce qui constitue la garantie venant de l’École, distinguée d’abord.
II. l’A.E, ou analyste de l’École, auquel on impute d’être de ceux qui peuvent témoigner des problèmes cruciaux aux points vifs où ils en sont pour l’analyse, spécialement en tant qu’eux-mêmes sont à la tâche ou du moins sur la brèche de les résoudre. […] Que l’École puisse garantir le rapport de l’analyste à la formation qu’elle dispense, est donc établi. Elle le peut, et le doit dès lors.
[…]
La terminaison, l’objet, le but même [de l’analyse] s’avèrent inarticulables après un demi-siècle au moins d’expérience suivie. […] Pour vous y introduire, je m’appuierai sur les deux moments du raccord de ce que j’appellerai respectivement […] la psychanalyse en extension, soit tout ce que résume la fonction de notre École en tant qu’elle présentifie la psychanalyse au monde, et la psychanalyse en intension, soit la didactique, en tant qu’elle ne fait pas que d’y préparer des opérateurs. [Il] n’y a aucune définition possible de la thérapeutique si ce n’est la restitution d’un état premier. Définition justement impossible à poser dans la psychanalyse. […] Nos points de raccord, où ont à fonctionner nos organes de garantie, sont connus : c’est le début et la fin de la psychanalyse, comme aux échecs. Par chance, ce sont les plus exemplaires pour sa structure. Cette chance doit tenir de ce que nous appelons la rencontre. Cette ombre épaisse à recouvrir ce raccord dont ici je m’occupe, celui où le psychanalysant passe au psychanalyste, voilà ce que notre École peut s’employer à dissiper.
Avec ce que j’ai appelé la fin de partie, nous sommes – enfin – à l’os de notre propos […]. La terminaison de la psychanalyse dite superfétatoirement didactique, c’est le passage en effet du psychanalysant au psychanalyste.
J. Lacan
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Au commencement de la psychanalyse est le transfert. Il l’est par la grâce de celui que nous appellerons à l’orée de ce propos : le psychanalysant […]. Le sujet supposé savoir est pour nous le pivot d’où s’articule tout ce qu’il en est du transfert. [Du] savoir supposé, [le psychanalyste] ne sait rien. Pointons ce fait pour y réduire l’étrangeté de l’insistance que met Freud à nous recommander d’aborder chaque cas nouveau comme si nous n’avions rien acquis de ses premiers déchiffrements. […] Ceci n’autorise nullement le psychanalyste à se suffire de savoir qu’il ne sait rien, car ce dont il s’agit, c’est de ce qu’il a à savoir.
Le désir du psychanalyste, c’est son énonciation.
J. Lacan
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Au terme de la relation du transfert[,] le désir s’étant résolu qui a soutenu dans son opération le psychanalysant, il n’a plus envie à la fin d’en lever l’option, c’est-à-dire le reste qui comme déterminant sa division, le fait déchoir de son fantasme et le destitue comme sujet. […] La destitution subjective inscrite sur le ticket d’entrée…, n’est-ce point provoquer l’horreur, l’indignation, la panique, voire l’attentat, en tout cas donner le prétexte à objection de principe ?
[…]
Dans ce virage où le sujet voit chavirer l’assurance qu’il prenait de ce fantasme où se constitue pour chacun sa fenêtre sur le réel, ce qui s’aperçoit, c’est que la prise du désir n’est rien que celle d’un désêtre. En ce désêtre se dévoile l’inessentiel du sujet supposé savoir, d’où le psychanalyste à venir se voue à l’άγαλμα [agalma] de l’essence du désir, prêt à le payer de se réduire, lui et son nom, au signifiant quelconque. Car il a rejeté l’être qui ne savait pas la cause de son fantasme, au moment même où enfin ce savoir supposé, il l’est devenu.
[…]
La fin de la psychanalyse garde en elle une naïveté, dont la question se pose si elle doit être tenue pour une garantie dans le passage au désir d’être psychanalyste.
D’où pourrait donc être attendu un témoignage juste sur celui qui franchit cette passe, sinon d’un autre qui, comme lui, l’est encore, cette passe […]. C’est ce que je vous proposerai tout à l’heure comme l’office à confier pour la demande du devenir analyste de l’École à certains que nous y dénommerons : passeurs.
Ils auront chacun été choisi par un analyste de l’École, celui qui peut répondre de ce qu’ils sont en cette passe ou de ce qu’ils y soient revenus, bref encore liés au dénouement de leur expérience personnelle.
C’est à eux qu’un psychanalysant, pour se faire autoriser comme analyste de l’École, parlera de son analyse, et le témoignage qu’ils sauront accueillir du vif même de leur propre passé sera de ceux que ne recueille jamais aucun jury d’agrément. La décision d’un tel jury en serait donc éclairée, ces témoins bien entendu n’étant pas juges. Inutile d’indiquer que cette proposition implique une cumulation de l’expérience, son recueil et son élaboration, une sériation de sa variété, une notation de ses degrés. [Cette] expérience ne peut pas être éludée. Ses résultats doivent être communiqués.
Faire interdiction de ce qui s’impose de notre être, c’est nous offrir à un retour de destinée qui est malédiction. Ce qui est refusé dans le symbolique, rappelons-en le verdict lacanien, reparaît dans le réel.
J. Lacan