Il n’y pas l’inconscient d’abord et le transfert ensuite. Et il n’y a pas un mais trois sujets supposés savoir dans une analyse : l’analysant, l’analyste et l’inconscient comme puissance de chiffrage. Ce nouage transférentiel nous permet de déchiffrer l’opacité cachée dans notre dire et de mieux nous en débrouiller, car malgré les mirages contemporains de transparence, nous ne savons pas ce que nous disons.
Trois sujets supposés savoir…
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Le premier sujet supposé savoir qu’on rencontre dans l’analyse est celui qui vient nous trouver, l’analysant en espérance. Il est au moins supposé savoir – et nous attendons qu’il nous en informe – ce qui l’amène auprès de nous. Nous lui donnons d’emblée la parole, nous faisant, nous, feuille blanche, tabula rasa. L’analyse est à cet égard d’abord un exercice d’oubli. Nous avons, remarquait Freud, à oublier, quand arrive le cas nouveau, ce que nous savons d’autres cas, cet oubli étant la condition pour que nous sachions accueillir ce qui nous tombe devant, puisque c’est l’étymologie du mot cas, casus, ce qui tombe […]. Lacan dit, dans son langage à lui, que la passion qui [anime les analystes] est celle de l’ignorance – faire comme si nous ne savions pas –, cette ignorance étant la condition pour que le sujet supposé savoir puisse s’installer dans la séance analytique.
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L’analyste est lui-même un sujet supposé savoir – c’est le second sujet supposé savoir. […] Il est supposé savoir au moins ce que veut vraiment dire la confidence de l’analysant, c’est-à-dire il est supposé savoir interpréter, disons, pour parler latin, répondre au casus des formations de l’inconscient par le saltus, le saut de l’interprétation. […] Ce saut de l’interprétation engendre une signification que l’on pourrait articuler ainsi : toi, analysant qui est supposé savoir, tu ne sais pas ce que tu dis.
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Ce « je ne sais pas ce que je dis » implique la position d’inconscient comme une puissance de chiffrage – troisième sujet supposé savoir –, qui à la fois opacifie l’intention de dire et en même temps la dédouble. À l’intérieur de ce que je dis en clair, autre chose veut se dire en obscur, en chiffré. C’est la position de l’inconscient que j’avais appelée jadis « L’inconscient interprète1Cf. Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers » (1995), La Cause freudienne, no32, 1996, p. 7-13.». On peut même dire que « l’inconscient interprète » est ce qui est transféré sur l’analyste. C’est prendre ici, conformément aux indications de Lacan, le transfert comme un transfert de savoir.
… faisant une structure
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Nous mettons donc le sujet supposé savoir au pluriel. Admettons qu’il y en ait trois en jeu dans la séance analytique, nous permettant ainsi de développer que la première supposition est imaginaire, la seconde symbolique, et la troisième réelle. Mais, à vrai dire, ils ne font qu’un.
Ces trois sujets supposés savoir font une structure, la structure de ce qu’on appelle la séance analytique, puisque la psychanalyse s’administre et s’expérimente sous le mode de la séance.
J.-A. Miller
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Pour qu’il y ait psychanalyse, il faut qu’il soit licite, permis – et c’est ce qui heurte les pouvoirs établis d’autres discours –, de porter atteinte au signifiant-maître, de le faire déchoir, de révéler sa prétention à l’absolu, comme un semblant, et lui substituer à sa place ce qui résulte de l’embrayage du sujet de l’inconscient sur le corps, à savoir ce que nous appelons avec Lacan l’objet petit a.
Quand elle donne sa pleine puissance, la psychanalyse fait, pour un sujet, vaciller tous les semblants […] et organise leur déflation méthodique, y compris le semblant dont elle-même procède comme sujet supposé savoir, puisque ce sujet supposé savoir, à la fin d’une analyse, après avoir servi, vient à s’évanouir.
C’est ce qui se produit dans cette traversée du sujet supposé savoir qu’est une cure analytique : les émergences de vérité s’accumulent en savoir, un savoir paradoxal, structurellement supposé, c’est-à-dire inexplicitable.
J.-A. Miller
Une objection au maître contemporain
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Notre art du sujet supposé savoir fait objection au discours contemporain du maître, dans la mesure même où son discours désormais – c’est un déplacement par rapport au maître traditionnel – prend ses assises du savoir mis en position de semblant absolu. […] Le savoir semblant absolu est ce savoir chiffré, numérique, dont nous sommes assaillis. On interroge de nos jours inlassablement, et de toutes parts, le sujet supposé savoir, pour lui faire, si je puis dire, cracher du nombre.
Le sujet supposé savoir, c’est le nom de l’inconscient en tant que transférentiel. Il n’y a pas l’inconscient d’abord et puis le transfert. La position même de l’inconscient, sa position opératoire, tient au transfert comme transfert de savoir.
J.-A. Miller
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Freud, qui avait certainement une interprétation réaliste de l’inconscient, reconnaît néanmoins que l’inconscient est de structure une hypothèse, une supposition – le mot allemand dont Freud se sert est Annahme –, et, corrélativement, Lacan dit du symptôme que c’est une croyance, qu’il n’existe que d’y croire, comme l’inconscient n’existe que de le supposer. […]
À nous de démontrer l’usage que nous faisons dans notre pratique du sujet supposé savoir, pour conduire le sujet analysant à se retrouver dans le fatras dont il consiste comme sujet de l’inconscient. [C’est] notre réponse aux impasses de la civilisation que Freud avait annoncées par son étude sur le malaise. Nous sommes, nous, les dépositaires et les agents du sujet supposé savoir conçu par Freud […]. Il nous revient, ce sujet supposé savoir, de l’assumer, de le protéger, de le développer, et cela ne va pas sans doute sans l’aimer un peu.