J.-A. Miller, Textes de J.-A. Miller

Forclusion généralisée

Extraits

Inouï, fulgurant, « Forclusion généralisée » est un texte qu’on n’oublie pas. Jacques-Alain Miller revisite et étend le concept de forclusion : puisqu’il est impossible de civiliser la jouissance, de la résorber toute dans le symbolique, il y a pour le sujet, dans tous les cas et pas seulement dans la psychose, un sans-nom, un indicible. Le symptôme est une façon d’apprivoiser, d’appareiller la jouissance rejetée.
Une base solide pour aborder la clinique contemporaine.

[…]

Aussi surprenant que cela puisse paraître, il faudrait opposer communication et forclusion. Lacan a certes mis en œuvre la forclusion à propos de la psychose et du Nom-du-Père, mais ce n’est au fond qu’une doctrine de la forclusion restreinte.

Il y a place pour une doctrine de la forclusion généralisée.

J.-A. Miller

[…]

La structure de la forclusion est comme à l’opposé de la structure de la communication. Lacan en donne un exemple simple dans son écrit sur la psychose1[NDE] Il s’agit du texte « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1996, p. 531-583.. Ce qu’il prend comme référence est apparemment un phénomène de communication, à savoir une patiente qui, dans un couloir, entend l’injure Truie !, injure hallucinatoire qu’elle s’entend dire. […] Prenons deux points (I et A) marquant, non plus la relation imaginaire, mais la relation symbolique. Si à partir de l’Autre (<- A), la patiente entend truie, il reste à supposer qu’elle l’avait d’abord constitué (I ->) comme cochon.

[…] Dans son Séminaire, Lacan tentait de faire la différence entre l’interlocution normale et l’interlocution délirante ; dans l’interlocution normale, il y aurait d’abord l’investissement de l’Autre d’où reviendrait l’épithète, tandis que dans la communication délirante ou psychotique, il y aurait d’abord la réponse et seulement ensuite l’allocution. Mais dans sa « Question préliminaire… », Lacan note que ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel est la forclusion, autrement dit que le mot truie soit entendu dans le réel, avec un élément de certitude, alors que l’injure n’a pas été prononcée. L’important est ce changement de registre que j’ai appelé le transfert de dimension, du symbolique au réel.

Forclusion est ici en opposition avec communication. En effet, qu’est-ce que la problématique de la communication, sinon celle du déplacement du sujet à l’Autre et de l’Autre au sujet ?

La structure de la forclusion n’est pas supportée par le transfert du sujet à l’Autre, mais par le transfert du symbolique au réel.

J.-A. Miller

[…]

Comment Lacan rend-il compte de cette réapparition dans le réel ? Pas dans les termes d’un simple vouloir-dire. Si la patiente pouvait dire Tu es un cochon, ce serait une querelle de palier banale. Or, il ne s’agit pas ici d’un vouloir-dire, mais de ce que Lacan nomme intention de rejet du discours. […] Rejet de quoi ? Rejet de ce qui fait intrusion, c’est-à-dire rejet de la jouissance. Par une sorte d’anticipation sur sa propre élaboration, Lacan centre cette prétendue communication sur ce qu’il appelle à l’époque l’objet indicible, l’objet qui n’a pas de nom, qui n’est pas représenté dans le signifiant. Ainsi s’entend le terme de forclusion. La forclusion n’est pas simplement un Il n’y a pas – il n’y a pas le Nom-du-Père –, c’est un rejet dans le réel. […]

Ce qui vient à la place de la structure de la communication comme rapport du sujet à l’Autre dans le symbolique, c’est la forclusion comme rapport du symbolique au réel.

Le mode généralisé de la forclusion […] comporte qu’il y a pour le sujet, dans tous les cas et pas seulement dans la psychose, un sans-nom, un indicible.

J.-A. Miller

[…]

Comment, par quelle fonction, ce qui est là toujours rejeté – puisque ce rejet de jouissance se produit dans tous les cas –, ce sans-nom se trouve-t-il apprivoisé ? Eh bien, le symptôme est ce qui accomplit cet apprivoisement ;  en quoi la fonction de père est la fonction de symptôme.

Il n’est pas difficile d’imaginer ce qui se serait passé si ce terme de truie, qui est une injure faite à la jouissance, avait été pris dans un symptôme autre que psychotique.

Certes, le symptôme psychotique accomplit le transfert du symbolique au réel de la façon la plus patente et la plus crue. Mais si le symptôme élaboré à partir de là est hystérique, il n’est pas impensable que ça revienne dans le réel, par exemple sous la forme – agir comme si tous les hommes sont des cochons, sans pour autant s’entendre dire truie par son voisin de palier. […] Cela pourrait très bien aussi être un symptôme obsessionnel – enfin, je ne vais pas tous les inventer à la file, d’autant que le symptôme pervers avec cela…

[…] Il s’agit de ramener l’attention à l’objet indicible qui, dans le symptôme psychotique, se trouve répercuté dans le réel, et en l’occurrence sous une forme qui parle.

Ainsi considéré, le Père, Un-père, nous dit Lacan, n’est pas tant un signifiant qu’un symptôme, il est la fonction même du symptôme.

J.-A. Miller


  • 1
    [NDE] Il s’agit du texte « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1996, p. 531-583.
Références
"Forclusion généralisée"
J.-A. Miller
Revue
La Cause du désir, n°99
Éditeur
École de la Cause freudienne
Année
2018
Plus d'informations

« Forclusion généralisée », extrait de la leçon du 27 mai 1987 du cours « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », La Cause du désir, n99, 2018, p. 131-135.

Ce texte a fait l’objet d’une première édition par Michel Jolibois pour sa publication dans les Cahiers de l’Association de la Cause freudienne Val de Loire – Bretagne, n°1, octobre 1993, p. 4-8.

Version révisée par Pascale Fari pour La Cause du désir, non relue par l’auteur et publiée avec son aimable autorisation.

 

Point de capiton
J.-A. Miller
Psychanalyse en immersion
J.-A. Miller
Les psychoses
J. Lacan
Clinique ironique
J.-A. Miller
  • 1
    [NDE] Il s’agit du texte « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », in Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1996, p. 531-583.