Nouveau dieu de la modernité, Neuro- sait tout, explique tout, chiffre tout. Aucun domaine de l’existence n’échappe au neuro-réel. Noyautant les disciplines qui s’occupent du psychisme, l’emprise organiciste s’étend de la psychologie à la psychiatrie. Intoxiqué par le quantitatif, l’homme se prend pour une machine et voit dans le chiffre la garantie qui fait défaut à son être. Jacques-Alain Miller démontre ici que l’hydre neuro-cognitiviste est une chimère : le biologique n’est pas le réel. Tandis que l’évaluation dévalue le sujet, la psychanalyse, elle, promet l’incomparable.
L’homme contemporain aime à s’imaginer être une machine.
J.-A. Miller
[…]
À force de produire des machines, de manier des machines, d’être l’interlocuteur de machines, il s’est produit quelque chose dans l’imaginaire de l’homme contemporain – se prendre pour une machine ou aimer être traité comme une machine. […]
Le point de vue cognitif est celui de l’homme computationnel. Le cognitivisme est l’idéologie ou la croyance (car à ce niveau, il faut bien le dire, c’est une orientation fondamentale, pas une démonstration) que l’homme est une machine qui traite de l’information (c’est-à-dire des éléments discrets et matériels), une machine qui reçoit de l’information, input, et qui traite et recrache de l’information.
[…] Le résultat est l’identification de l’homme à la machine, à la machine informatique, la machine à information.
Le réel est devenu neuro-réel ; c’est le neuro-réel qui est appelé à dominer les années qui viennent. À nous de savoir comment faire avec ce neuro-réel.
J.-A. Miller
[…]
Ce matérialisme mécanique qu’est le cognitivisme a trouvé son objet majeur : le cerveau. On conclut que c’est là que ça se passe, c’est le lieu, un lieu carrefour. Lacan parlait d’ailleurs du « carrefour cérébral ». Le cerveau est un carrefour. Grâce à ce qui s’est développé depuis quinze ans, l’imagerie par résonance magnétique (IRM), qui permet d’imager l’activité neuronale, nous sommes dotés aujourd’hui d’un très puissant imaginaire du symbolique. Il faut le constater, à tel point que nous savons maintenant que le signifiant-maître, le suffixe-maître, c’est neuro-. […]
Tous les aspects de la vie humaine sont susceptibles d’être ainsi neurologisés, puisque tous activent le cerveau. Je commenterai cela une autre fois, la neuro-psychanalyse est déjà née. Il y avait auparavant un conflit entre les cognitivistes et les cliniciens, mais si vous l’ignoriez, je vous l’annonce, la neuro-psychologie clinique est née. Toutes les activités humaines sont susceptibles d’avoir neuro- devant elles. Ne parlons pas de la neuro-politique, qui doit certainement se pratiquer clandestinement pour savoir pourquoi on choisit un candidat plutôt qu’un autre. Quant à la neuro-religion, elle a déjà commencé, on observe le cerveau pendant la prière et on constate que ça fait un bien fou aux neurones – l’enquête a été faite ! La croyance en Dieu est également susceptible d’être imagée. Constatons-le, cela a l’air irrésistible. […]
Le chiffre, aujourd’hui, vaut comme garantie de l’être qui a toujours eu besoin d’une garantie. C’est le chiffre qui fait la différence entre l’apparence, les semblants, et le réel. […] On comprend comment des collègues praticiens ont été conduits à chercher les conditions pour introduire le chiffre dans la psychanalyse. Ils l’introduisent sous les espèces propres à ce qu’on appelle le cognitivisme, c’est-à-dire sous les espèces du suffixe neuro-, qui est la forme que prend le chiffre quand il vient s’emparer du psychique, le capturer.
Une volonté anime le cognitivisme, celle de démontrer que la réduction de la réalité humaine au cerveau est légitime ; que l’homme est essentiellement un cerveau et le cerveau, une machine à traiter de l’information.
J.-A. Miller
[…]
Ce véritable caméléon qu’est la psychologie a décidé d’adopter les atours du discours de la science. Au cours des années 1960, elle est devenue cognitiviste, par simulacre avec le discours de la science. La psychologie cognitive a tendu et tend à prendre une extension extraordinaire dont il s’agit de comprendre la pertinence. […]
La psychologie s’est emparée de la biologie, elle s’est glissée dans la neurobiologie. Elle a considéré que le répondant de la psukhê – à quoi se réfère le terme de psychologie –, le répondant réel de la psukhê était le cerveau. À partir de là, elle a estimé qu’on pouvait avoir un accès direct à l’activité cérébrale par le biais de l’IRM, et reprendre à nouveaux frais l’observation psychologique.
Premier postulat, premier axiome – le psychique est cérébral. Le cognitivisme se développe alors comme une philosophie de la neurobiologie, ouvrant des perspectives, faisant des promesses, des promesses d’exhaustion, qui sont certainement qualifiées, c’est-à-dire modérées par la considération de la complexité de l’architecture cérébrale, mais qui prolongent les résultats dans des anticipations merveilleuses.
D’une part, c’est une philosophie pour ne pas dire une idéologie, et d’autre part, le cognitivisme apporte à la neurobiologie et à l’observation des images, des questions psychologiques – que se passe-t-il dans le cerveau ? qu’observe-t-on à l’imagerie lorsqu’il y a transmission d’information, connaissance, ou émotion ? que voit-on en cas de tristesse, de joie ? que voit-on quand il y a décision ? que voit-on quand il y a parole et écoute ? écriture et lecture ? On peut ainsi moissonner quantité de faits d’observation.
Moyennant quoi, l’essentiel de l’opération cognitiviste est l’inférence ; à partir de ces faits d’observation, on infère des processus mentaux qui seraient en cause et qui rendraient compte des observations. Autrement dit, la psychologie est passée de l’observation des comportements à l’observation des neurones. Elle ne renie pas son origine béhavioriste ou pragmatiste. Elle pense au contraire poursuivre le même programme avec un instrument nouveau, l’irm, qui est son outil, l’outil essentiel de ses investigations.
Ils ne jurent que par le nombre.
J.-A. Miller
L’homogénéité, le langage mathématique apportent la paix, à certains égards. La démonstration est supposée apporter la paix – quand elle est impeccable, on n’a plus qu’à s’incliner. Cette forme de domination pacifique de la démonstration suppose que l’on accepte les principes et les coordonnées de base au sein desquels s’accomplit la démonstration. Moyennant quoi, c’est la paix. Ainsi, les présupposés du discours de la science ont été très largement acceptés, faisant l’unanimité. Les disciplines qui tentent de s’excepter des règles du discours de la science s’en sont trouvées en porte-à-faux. […]
On homologue les réalités qualitatives à ces réalités quantitatives. Et on démontre ainsi que leur quantification est possible. Là, il s’agit des neurotransmetteurs, demain de l’activité électrique du cerveau. Peu importe la réalité quantitative à quoi on les rattache, ce qui compte, c’est ce rattachement, cette homologation quantitative qui vérifie l’axiome selon lequel tout est quantité.
La notion selon laquelle tout est quantité est bien évidemment de l’ordre de la volonté, de l’ordre du désir. Elle n’est en tout cas pas déterminée par le domaine qu’elle ouvre. C’est une préconception qui ouvre un certain domaine d’investigation.
Au départ, il y a une énonciation, un désir qu’il en soit ainsi. Ce désir est lui-même susceptible d’être interrogé. C’est un désir de maîtrise parce qu’il emporte l’idée qu’on peut agir sur les quantités, augmenter le pourcentage de dopamine, baisser celui de la sérotonine, agir par des électrodes sur l’activité électrique du cerveau. C’est un désir de maîtrise et c’est un désir d’égalité. Il ouvre sur un monde où les différences ne sont que quantitatives.