J.-A. Miller, L'orientation lacanienne - J.-A. Miller

Les causes obscures du racisme

Extraits

Pourquoi la montée du racisme prophétisée par Lacan ? Pourquoi cette haine adressée à l’étranger dès lors qu’il devient mon voisin ? À l’aide de la notion d’extimité, J.-A. Miller, dans cette leçon de son cours, en 1985, éclaire d’un jour nouveau le cœur du racisme moderne. L’Autre qu’on voudrait assimiler reste Autre, voilà tout le problème. Il ne mange, ni ne danse, ni ne parle comme moi. Le racisme vise la jouissance de l’Autre qui m’est si étrangère. Mais, au-delà, il est haine de ma propre jouissance, qui m’est si extime…

Être un immigré, c’est aussi le statut même du sujet dans la psychanalyse. Le sujet comme tel, défini par sa place dans l’Autre, est un immigré.

J.-A. Miller

[…]

Sa place n’est pas définie par le même, étant donné que l’Autre est le seul chez-soi. Pour le sujet, ce pays étranger est son pays natal. […] Ce statut d’immigré met en question le cercle de l’identité du sujet, le vouant à rechercher celle-ci à travers les groupes, les peuples et les nations. Dès lors, qu’est-ce qui fait que l’Autre est Autre ? Quelle est la racine de son altérité ? […]

La jouissance est ce par rapport à quoi (voire ce à cause de quoi) l’Autre est Autre. […] Comment [la] qualifier, sinon comme ce qui revient à la même place ? Cela conduit à lui attribuer ce caractère de réel […]. Comment s’articulent l’Autre et son réel ? C’est là que la structure d’extimité demande à être élaborée.

Vu le mode universel où il se développe, le discours scientifique n’a rien qui puisse répondre des conséquences de l’impératif de jouissance dont chacun est esclave.

J.-A. Miller

[…]

Du point de vue des gènes, il n’y a pas de races. Avouons-le, c’est tout à fait inopérant. Que ça n’existe pas au niveau des gènes, n’empêche pas qu’on se gêne. On a beau répéter tant qu’on veut nous les hommes, force est de constater que cela n’a pas d’effets, car le mode universel, qui est celui de la science, a ses limites dans ce qui est strictement particulier. Il a ses limites dans ce qui n’est ni universel ni universalisable, et que nous pouvons appeler, avec Lacan, le mode de jouissance.

[…]

L’humanisme universel est une absurdité logique qui revient à vouloir que l’Autre soit pareil. […] Cet humanisme se désoriente complètement quand le réel de l’Autre se manifeste comme pas pareil du tout. [On] veut bien de l’Autre à condition qu’il devienne le même. Lorsqu’on fait des calculs pour savoir s’il devra abandonner sa langue, ses croyances, sa vêture, sa parlure, il s’agit en fait de savoir dans quelle mesure il abandonnera son Autre jouissance. […]

Ce n’est pas dire, comme le voudrait tel gentil professeur de médecine, qu’il faudrait prendre les enfants dès la maternelle pour leur expliquer que l’Autre est pareil ; ce serait évidemment plus sympathique que de leur dire que l’Autre est l’Autre. Peut-être serait-il préférable de l’apprivoiser, cet Autre, plutôt que de le nier ?

La haine de la jouissance de l’Autre [est] la forme la plus générale du racisme moderne tel que nous le vérifions.

J.-A. Miller

[…]

La haine de l’Autre est quelque chose de plus que l’agressivité. Dans cette agressivité, une constante mérite le nom de haine, elle vise le réel dans l’Autre. Qu’est-ce qui fait que cet Autre est Autre pour qu’on puisse le haïr, le haïr dans son être ? […] C’est la haine de la façon particulière dont l’Autre jouit. Le voisin a tendance à vous déranger parce qu’il ne fait pas la fête comme vous. S’il ne fait pas la fête comme vous, il jouit autrement que vous, ce à quoi vous êtes intolérant. On veut bien reconnaître son prochain dans l’Autre, mais à condition qu’il ne soit pas son voisin. On veut bien l’aimer comme soi-même, mais surtout quand il est loin, séparé.

Quand cet Autre se rapproche, il faut être optimiste comme un généticien pour croire que cela produit un effet de solidarité, pour croire que cela conduit tout de suite à se reconnaître en lui. La question est de s’y reconnaître comme sujet de la jouissance.

Quand l’Autre se rapproche un peu trop, de nouveaux fantasmes portent spécialement sur le surcroît de jouissance de l’Autre. Ce pourrait être, par exemple, l’Autre qui trouverait dans l’argent une jouissance qui dépasserait toute limite. Ce surcroît de jouissance imputé à l’Autre peut également être une activité inlassable, un trop grand goût du travail. Mais aussi bien de lui imputer une paresse excessive et un refus du travail – l’autre face du surcroît en question. On constate aisément avec quelle vitesse on est passé, dans l’ordre de ces imputations, des reproches faits au nom du refus du travail à ceux du vol du travail.

L’essentiel dans cette affaire est que l’Autre vous soutire une part indue de jouissance. C’est la constante. La question de la tolérance ou de l’intolérance ne vise pas du tout le sujet de la science. Elle se place à un autre niveau qui est celui de la tolérance ou de l’intolérance à la jouissance de l’Autre – de l’Autre en tant qu’il est foncièrement celui qui me dérobe la mienne.

La racine du racisme, c’est la haine de sa propre jouissance. Il n’y en pas d’autre – si l’Autre est à l’intérieur de moi en position d’extimité, c’est aussi bien ma haine propre.

J.-A. Miller

Références
"Les causes obscures du racisme"
J.-A. Miller
Revue
Mental, n°38
Éditeur
Eurofédération de psychanalyse (EFP)
Année
2018
Plus d'informations

Extraits de « Les causes obscures du racisme », leçon du 27 novembre 1985 du cours de J.-A. Miller, « L’orientation lacanienne. Extimité », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8. Cette leçon est publiée dans la revue Mental, n° 38 (novembre 2018, p. 141-152).

Version établie par Pascale Fari. Non relue par l’auteur.

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