En 1972, le Séminaire Encore constitue un tournant dans l’élaboration de Jacques Lacan. Car ce Séminaire montre comment les fictions et le chant de la parole et du langage ne nous guérissent pas du traumatisme de lalangue. Cette langue privée est l’étoffe secrète de notre corps, de notre inconscient, de nos symptômes. Lalangue nous sépare à jamais de l’Autre et de sa jouissance : un plus un n’écrira jamais d’eux. Le rapport entre les sexes est ainsi marqué par un impossible – qui fait parfois le lit de l’amour.
L’inconscient, c’est que l’être, en parlant, jouisse, et […] ne veuille rien en savoir de plus.
J. Lacan
[…]
Le signifiant, c’est la cause de la jouissance. […] J’irai maintenant tout droit à la cause finale, finale dans tous les sens du terme. En ceci qu’il en est le terme, le signifiant, c’est ce qui fait halte à la jouissance. […]
On la refoule, ladite jouissance, parce qu’il ne convient pas qu’elle soit dite, et ceci pour la raison justement que le dire n’en peut être que ceci – comme jouissance, elle ne convient pas. […] Le refoulement ne se produit qu’à attester dans tous les dires, dans le moindre des dires, ce qu’implique ce dire que je viens d’énoncer que la jouissance ne convient pas – non decet – au rapport sexuel.
Il n’y a pas de rapport sexuel parce que la jouissance de l’Autre prise comme corps est toujours inadéquate – perverse d’un côté, en tant que l’Autre se réduit à l’objet a – et de l’autre, je dirai folle, énigmatique. N’est ce pas de l’affrontement à cette impasse, à cette impossibilité d’où se définit un réel, qu’est mis à l’épreuve l’amour ?
J. Lacan
[…]
La femme se définit d’une position que j’ai pointée du pas-tout à l’endroit de la jouissance phallique. […] La femme, ça ne peut s’écrire qu’à barrer La. Il n’y a pas La femme, article défini pour désigner l’universel. Il n’y a pas La femme puisque – j’ai déjà risqué le terme, et pourquoi y regarderais-je à deux fois ? – de son essence, elle n’est pas toute [;] d’être pas toute, elle a, par rapport à ce que désigne de jouissance la fonction phallique, une jouissance supplémentaire. […] Il y a une jouissance à elle, à cette elle qui n’existe pas et ne signifie rien. Il y a une jouissance à elle dont peut-être elle-même ne sait rien, sinon qu’elle l’éprouve – ça, elle le sait. Elle le sait, bien sûr, quand ça arrive. Ça ne leur arrive pas à toutes.
[C’est] comme pour sainte Thérèse – vous n’avez qu’à aller regarder à Rome la statue du Bernin pour comprendre tout de suite qu’elle jouit, ça ne fait pas de doute. Et de quoi jouit-elle ? Il est clair que le témoignage essentiel des mystiques, c’est justement de dire qu’ils l’éprouvent, mais qu’ils n’en savent rien. […] Cette jouissance qu’on éprouve et dont on ne sait rien, n’est-ce pas ce qui nous met sur la voie de l’ex-sistence. Et pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ?
[…]
La jouissance phallique est l’obstacle par quoi l’homme n’arrive pas, dirai-je, à jouir du corps de la femme, précisément parce que ce dont il jouit, c’est de la jouissance de l’organe. […] Jouir a cette propriété fondamentale que c’est en somme le corps de l’un qui jouit d’une part du corps de l’Autre. Mais cette part jouit aussi – cela agrée à l’Autre plus ou moins, mais c’est un fait qu’il ne peut pas y rester indifférent. [Le] jouir du corps comporte un génitif qui a cette note sadienne sur laquelle j’ai mis une touche, ou, au contraire, une note extatique, subjective, qui dit qu’en somme c’est l’Autre qui jouit.
[Du] côté de l’homme, […] ce à quoi il a à faire, c’est à l’objet a, et […] toute sa réalisation au rapport sexuel aboutit au fantasme. On l’a vu bien sûr à propos des névrosés. Comment les névrosés font-il l’amour ? C’est de là qu’on est parti. On n’a pas pu manquer de s’apercevoir qu’il y avait une corrélation avec les perversions – ce qui vient à l’appui de mon a, puisque le a est ce qui, quelles que soient lesdites perversions, en est là comme la cause. [Quand] on est homme, on voit dans la partenaire ce dont on se supporte soi-même, ce dont on se supporte narcissiquement.
Seulement, on a eu dans la suite l’occasion de s’apercevoir que les perversions, telles qu’on croit les repérer dans la névrose, ce n’est pas du tout ça. La névrose, c’est le rêve plutôt que la perversion. Simplement ils en rêvent, ce qui est bien naturel, car sans ça, comment atteindre au partenaire ?
L’amour demande l’amour. Il ne cesse pas de le demander. Il le demande… encore. Encore, c’est le nom propre de cette faille d’où dans l’Autre part la demande d’amour.
J. Lacan
[…]
L’amour est impuissant, quoiqu’il soit réciproque, parce qu’il ignore qu’il n’est que le désir d’être Un, ce qui nous conduit à l’impossible d’établir la relation d’eux. La relation d’eux qui ? – deux sexes. [Ce] qu’on appelle la jouissance sexuelle est marqué, dominé, par l’impossibilité d’établir comme tel, nulle part dans l’énonçable, ce seul Un qui nous intéresse, l’Un de la relation rapport sexuel. […]
La contingence, je l’ai incarnée du cesse de ne pas s’écrire. Car il n’y a là rien d’autre que rencontre, la rencontre chez le partenaire des symptômes, des affects, de tout ce qui chez chacun marque la trace de son exil, non comme sujet mais comme parlant, de son exil du rapport sexuel. N’est-ce pas dire que c’est seulement par l’affect qui résulte de cette béance que quelque chose se rencontre, qui peut varier infiniment quant au niveau du savoir, mais qui, un instant, donne l’illusion que le rapport sexuel cesse de ne pas s’écrire ? – illusion que quelque chose non seulement s’articule mais s’inscrit, s’inscrit dans la destinée de chacun, par quoi, pendant un temps, un temps de suspension, ce qui serait le rapport sexuel trouve chez l’être qui parle sa trace et sa voie de mirage. Le déplacement de la négation, du cesse de ne pas s’écrire au ne cesse pas de s’écrire, de la contingence à la nécessité, c’est là le point de suspension à quoi s’attache tout amour.
Tout amour, de ne subsister que du cesse de ne pas s’écrire, tend à faire passer la négation au ne cesse pas de s’écrire, ne cesse pas, ne cessera pas. Tel est le substitut qui – par la voie de l’existence, non pas du rapport sexuel, mais de l’inconscient, qui en diffère – fait la destinée et aussi le drame de l’amour.
Lalangue sert à de toutes autres choses qu’à la communication.
J. Lacan
[…]
C’est ce que l’expérience de l’inconscient nous a montré, en tant qu’il est fait de lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l’écris en un seul mot, pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi. […]
L’inconscient est le témoignage d’un savoir en tant que pour une grande part il échappe à l’être parlant. Cet être donne l’occasion de s’apercevoir jusqu’où vont les effets de lalangue, par ceci, qu’il présente toutes sortes d’affects qui restent énigmatiques. Ces affects sont ce qui résulte de la présence de lalangue en tant que, de savoir, elle articule des choses qui vont beaucoup plus loin que ce que l’être parlant supporte de savoir énoncé.
Le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration de savoir sur lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue. Et ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage.
Lalangue nous affecte d’abord par tout ce qu’elle comporte comme effets qui sont affects. Si l’on peut dire que l’inconscient est structuré comme un langage, c’est en ceci que les effets de lalangue, déjà là comme savoir, vont bien au-delà de tout ce que l’être qui parle est susceptible d’énoncer.
C’est en cela que l’inconscient, en tant qu’ici je le supporte de son déchiffrage, ne peut que se structurer comme un langage, un langage toujours hypothétique au regard de ce qui le soutient, à savoir lalangue.
Je parle avec mon corps, et ceci sans le savoir. Je dis donc toujours plus que je n’en sais.
J. Lacan