S. Freud, Lectures de Freud

« Sur les souvenirs-écrans »

À la fin du XIXe siècle, Freud s’intéresse au rêve, au souvenir-écran et au fantasme. L’Interprétation des rêves paraît en 1900 et, dans les Études sur l’hystérie de 1895, la notion de fantasme est en construction. L’article « Un enfant est battu » est publié en 1919. En 1898, alors qu’il au travail de son ouvrage sur la Psychopathologie de la vie quotidienne et de celui sur Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Freud publie un article intitulé « Sur le mécanisme psychique de l’oubli 1 ». Un an plus tard paraît l’article « Sur les souvenirs-écrans 2 ».

1  Freud S., « Sur le mécanisme psychique de l’oubli », Résultats, idées, problèmes, t. 1, Paris, PUF, 1995, p. 99-107.

2  Freud S., « Sur les souvenirs-écrans », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 113-132.

De l’amnésie infantile aux souvenirs d’enfance

S’il existe une amnésie infantile – ce n’est pas avant six ou sept ans, voire dix ans, que « la vie est reproduite par la mémoire comme une chaîne continue d’événements 1Freud S., « Sur les souvenirs-écrans », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 113. » – des patients en analyse associent parfois sur des souvenirs des premières années. Intrigué par ces fragments « équivoques 2Ibid. » du temps de l’enfance et convaincu qu’il fallait « accorder aux impressions de cette époque de la vie une grande importance pathogène 3Ibid. », Freud pointe une analogie entre « cette amnésie pathologique et l’amnésie normale 4Ibid., p.114.  » des premières années. L’amnésie infantile est banalisée alors même que l’enfant entre trois et quatre ans fait preuve « d’innombrables performances psychiques 5Ibid. ». Ainsi, Freud va consacrer un long article à ces « traces ineffaçables dans notre intériorité psychique 6Ibid., p. 113.  » en partant d’une enquête passionnante réalisée par deux psychologues, Catherine et Victor Henri 7Henri C. et V., « Enquête sur les premiers souvenirs de l’enfance », L’année psychologique, vol. 3, 1896, p. 184-198, disponible sur internet. . Cette recherche à la fois quantitative et qualitative se centre sur les premiers souvenirs corrélés à l’intensité des faits. Nous apprenons que le premier souvenir se situe entre l’âge de deux et quatre ans et qu’il est souvent associé soit à un affect comme la peur, la honte ou la douleur, soit à un événement marquant comme la maladie, la mort ou la naissance de frères et sœurs. Freud note que des « souvenirs d’enfance qui ont été conservés doivent porter témoignage des impressions sur lesquelles se porte l’intérêt de l’enfant, à la différence de celui de l’adulte 8Freud S., « Sur les souvenirs-écrans », op. cit., p. 115.  ». Ces souvenirs d’enfance particuliers, il les nomme « souvenirs-écrans 9Ibid., p.115. ».

Souvenir-écran et symptôme : un même processus de substitution

Freud s’interroge sur deux points non développés dans l’enquête : le luxe de détails de certaines scènes remémorées et l’apparente banalité des souvenirs. Ainsi, « il faut d’abord se demander pourquoi c’est justement ce qui est significatif qui est réprimé, et l’indifférent qui est conservé 10Ibid., p. 117. » ? Deux forces psychiques s’affrontent, l’une cherche à se souvenir, l’autre résiste et « il se produit un effet de compromis 11Ibid. » grâce au mécanisme de déplacement : l’image mnésique originairement justifiée est échangée pour une autre qui est dépourvue de l’élément important, celui qui a choqué. Ce mécanisme de refoulement avec substitution est analogue à celui du symptôme et concerne aussi l’homme normal. Pour en faire la démonstration, Freud donne quelques exemples, puis il analyse plus longuement l’un de ses souvenirs-écrans : « je vois une prairie carrée, un peu en pente, verte et herbue ; dans ce vert, beaucoup de fleurs jaunes, de toute évidence du pissenlit commun. En haut de la prairie, une maison paysanne ; debout devant la porte, deux femmes bavardent avec animation : la paysanne, coiffée d’un foulard, et une nourrice. Sur la prairie jouent trois enfants ; je suis l’un d’eux (âgé de deux à trois ans), les deux autres sont mon cousin, qui a un an de plus que moi et sa sœur, ma cousine, qui a presqu’exactement mon âge. Nous cueillons les fleurs jaunes et tenons chacun à la main un certain nombre de fleurs déjà cueillies. C’est la petite fille qui a le plus joli bouquet ; mais nous, les garçons, nous lui tombons dessus comme d’un commun accord et lui arrachons ses fleurs. Toute en pleurs, elle remonte la prairie en courant et pour la consoler la paysanne lui donne un gros morceau de pain noir. À peine avons-nous vu cela que nous jetons nos fleurs et, nous précipitant nous aussi vers la maison, nous réclamons du pain à notre tour. Nous en obtenons également ; la paysanne coupe la miche avec un grand couteau. Le goût de ce pain, dans mon souvenir, est absolument délicieux et là-dessus la scène prend fin 12Ibid., p. 122. ». Freud relève l’intensité particulière et la netteté singulière de certaines images ou sensations 13Cette caractéristique sera reprise à propos des images de souvenirs très vivaces (überdeutlich) dans les constructions dans l’analyse, cf. Freud S., « Constructions dans l’analyse », Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1992, p. 278. Plus tard sera développé le concept d’« image indélébile » par des auteurs du champ lacanien, revue de La Cause freudienne, n°30, 1995. , en somme une mise en relief du « superflu » : « le jaune des fleurs se détache beaucoup trop fort de l’ensemble 14Freud S., « Sur les souvenirs-écrans », op. cit., p. 121.  », « le bon goût du pain m’apparaît lui aussi outré 15Ibid. ».

Le souvenir-écran, invention poétique et « cristal de la langue »

Le mécanisme psychique de l’effet de compromis repose sur « la voie associative de la contiguïté 16Freud S., « Sur les souvenirs-écrans », op. cit., p. 117. » via le mécanisme de déplacement. Les lois du langage (métaphore, métonymie), épinglées par Lacan dans son retour à Freud, sont à l’œuvre dans le souvenir-écran. Ainsi, la condensation de fantasmes « pour ainsi dire en un poème 17Ibid., p. 125. » fait naître le souvenir d’enfance : c’est « l’expression verbale qui […] établit la liaison entre le souvenir-écran et celui qui est recouvert 18Ibid., p. 129. ». La scène du bouquet de fleurs est sous « l’influence des deux plus puissants ressorts pulsionnels, la faim et l’amour 19Ibid., p. 126. ». Si la pulsion orale incarnée par le bon goût du pain est traitée avec ce jeu de mot « gagne-pain 20Ibid., p. 125. », la pulsion sexuelle est recouverte par le signifiant « déflorer ». En effet Freud explique que l’amour est figuré dans le jaune des fleurs et il précise qu’« ôter sa fleur à une jeune fille, cela signifie bien la déflorer 21Ibid., p. 126. » puis ajoute que le thème principal est « la représentation de la nuit de noce 22Ibid. ». Le fantasme sexuel inconscient « s’esquive dans le souvenir d’enfance […] : on jette un voile, on dit la chose avec des fleurs 23Ibid. ». Lacan souligne que « l’effet de langage ne s’y produit que du cristal linguistique 24Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 412. ».

Le souvenir-écran : trésor de souvenirs et écran à la pulsion

Selon Freud, si le rêveur se voit lui-même dans la scène en tant qu’enfant, comme un observateur, cela prouve que « l’impression originaire a subi un remaniement. C’est comme si une trace mnésique de l’enfance avait été retraduite à une époque […] sous forme plastique et visuelle 25 Freud S., « Sur les souvenirs-écrans », op. cit., p. 131.  ». Ainsi, « les souvenirs d’enfance n’ont pas émergé […] à ces époques d’évocation, mais c’est alors qu’ils ont été formés 26Ibid., p. 132. », anticipant sur ce que Lacan appellera « formation de l’inconscient ». Freud qualifie ces souvenirs-écrans de « trésor de souvenirs 27Ibid., p. 130.  ».
Freud déduit deux fantasmes projetés l’un sur l’autre de son souvenir du bouquet de fleurs, l’un de mariage et l’autre de réussite. En accueillant le fantasme, ce souvenir fait écran à la pulsion. Lacan reprendra cette question en précisant que, grâce au travail en analyse, un souvenir persiste, celui du « moment où la chaîne de la mémoire s’arrête 28Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 119.  ». Au fond, c’est au bord de la robe de la mère que l’enfant s’arrête dans son observation, confronté à la castration maternelle. Ainsi, « avec le fantasme, nous nous trouvons devant quelque chose du même ordre, qui fixe, réduit à l’état d’instant, le cours de la mémoire en l’arrêtant en ce point qui s’appelle le souvenir-écran 29 Ibid., p. 119. ».

Du souvenir-écran au souvenir-crève-écran

Aujourd’hui, à la suite de la proposition de Lacan sur le dispositif de la passe, l’analysant peut avoir le désir de restituer le parcours de sa cure et de témoigner de l’opération analytique. Jacques-Alain Miller nous indique l’actualité du souvenir-écran : « Le souvenir d’analyse n’est pas sans rapport avec le souvenir-écran. Il en a souvent la brillance et il est comme lui fort précieux […] mais sans doute est-ce un souvenir qui […] ne fait pas écran, un souvenir plutôt crève-écran 30Miller J.-A., Comment finissent les analyses, Paris, Navarin, 2022, p. 194. ».

Valérie Bussières

Références
Sigmund Freud, "Sur les souvenirs-écrans"
S. Freud
Éditeur
PUF
Année
1973
Plus d'informations

Sigmund Freud., « Sur les souvenirs-écrans», Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 113-132.

Déchiffrage

« Le sens des symptômes » Conférences d’introduction à la psychanalyse 17ème conférence
S. Freud
  • 1
    Freud S., « Sur les souvenirs-écrans », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 113.
  • 2
    Ibid.
  • 3
    Ibid.
  • 4
    Ibid., p.114.
  • 5
    Ibid.
  • 6
    Ibid., p. 113.
  • 7
    Henri C. et V., « Enquête sur les premiers souvenirs de l’enfance », L’année psychologique, vol. 3, 1896, p. 184-198, disponible sur internet.
  • 8
    Freud S., « Sur les souvenirs-écrans », op. cit., p. 115.
  • 9
    Ibid., p.115.
  • 10
    Ibid., p. 117.
  • 11
    Ibid.
  • 12
    Ibid., p. 122.
  • 13
    Cette caractéristique sera reprise à propos des images de souvenirs très vivaces (überdeutlich) dans les constructions dans l’analyse, cf. Freud S., « Constructions dans l’analyse », Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1992, p. 278. Plus tard sera développé le concept d’« image indélébile » par des auteurs du champ lacanien, revue de La Cause freudienne, n°30, 1995.
  • 14
    Freud S., « Sur les souvenirs-écrans », op. cit., p. 121.
  • 15
    Ibid.
  • 16
    Freud S., « Sur les souvenirs-écrans », op. cit., p. 117.
  • 17
    Ibid., p. 125.
  • 18
    Ibid., p. 129.
  • 19
    Ibid., p. 126.
  • 20
    Ibid., p. 125.
  • 21
    Ibid., p. 126.
  • 22
    Ibid.
  • 23
    Ibid.
  • 24
    Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 412.
  • 25
    Freud S., « Sur les souvenirs-écrans », op. cit., p. 131.
  • 26
    Ibid., p. 132.
  • 27
    Ibid., p. 130.
  • 28
    Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 119.
  • 29
    Ibid., p. 119.
  • 30
    Miller J.-A., Comment finissent les analyses, Paris, Navarin, 2022, p. 194.