S. Freud, Lectures de Freud

« Le roman familial du névrosé »

Sigmund Freud écrit « Le roman familial du névrosé » en 1908. Dans ce texte, publié en 1909 dans l’ouvrage d’Otto Rank, Le mythe de la naissance du héros 1, l’inventeur de la psychanalyse analyse « un des effets les plus nécessaires mais aussi les plus douloureux 2 » du développement de l’individu : le détachement par celui-ci de l’autorité de ses parents à la fin de l’adolescence. Ce n’est pas la première fois que Freud utilise ce terme de roman familial. Il apparaît au moins une fois dans sa correspondance avec Wilhelm Fliess 3 à propos de la psychose. Cependant, dans cet article, Freud s’emploie à déployer sa lecture du fantasme œdipien.

1  Rank O., Le Mythe de la naissance du héros suivi de La Légende de Lohengrin, Paris, Payot, 1983.                                    2  Freud S., « Le roman familial du névrosé », Névrose, psychose et perversion, trad. J. Laplanche, Paris, PUF, 1973, p. 157.                                                                                                                                                                                                                                     3  Freud S., Lettres à Wilhelm Fliess 1887-1904, trad. F. Kahn et F. Robert, Paris, PUF, 2006, p. 404.

Le roman familial

« Pour le petit enfant, les parents sont d’abord l’unique autorité et la source de toute croyance. » La rencontre avec d’autres parents, des semblables un peu différents des siens, donne accès à l’enfant au « droit de douter » de cette unique autorité. Ce droit de douter est la matrice de la névrose et s’accompagne immanquablement de son corollaire : la croyance. Les motifs, qui « donnent l’occasion de commencer à critiquer ses parents et d’utiliser, pour cette prise de position contre eux, la connaissance qu’il a acquise que d’autres parents sont, à bien des points de vue, préférables 1Freud S., « Le roman familial du névrosé », Névrose, psychose et perversion, trad. J. Laplanche, Paris, PUF, 1973, p. 157. », ne manquent pas. Freud fait mention spéciale du motif de « devoir le partager [l’amour de ses parents] avec des frères et sœurs ». Le roman familial que commence à construire l’enfant est une réponse à une hostilité rencontrée du côté de l’autre parental. Bien que Freud parle de stade asexuel lors de cette période de la petite enfance, il remarque « ici déjà […] l’influence du sexe » : le petit garçon manifeste une volonté plus marquée de se séparer du père que de la mère, et inversement pour la petite fille, mais, précise-t-il, « [l’] activité fantasmatique des filles peut, sur ce point, se montrer beaucoup plus faible. » Freud ajoute que dans ces « motions psychiques de l’enfance, consciemment remémorées, nous trouvons le facteur qui nous rend possible la compréhension du mythe ».

Le stade ultérieur, lui, nécessite la psychanalyse pour être mis en évidence. Il est marqué par le rêve diurne 2Ibid., p. 158. qui apparaît dès avant la puberté et se prolonge au-delà. Ces rêves diurnes sont des scénarios ayant pour canevas les relations familiales : « l’activité fantasmatique prend pour tâche de se débarrasser des parents, désormais dédaignés, et de leur en substituer d’autres, en général d’un rang social plus élevé 3Ibid., p. 158-159. ». Il s’agit d’une construction de fantasme, et ce fantasme use du matériel rencontré et de l’effort d’élaboration produit par l’enfant pour qu’ils « atteignent à la vraisemblance ». Cette activité fantasmatique de l’enfant prend une tournure particulière dès lors que la curiosité de l’enfant entraîne pour lui l’acquisition d’un savoir concernant « la connaissance des conditions sexuelles de la venue au monde ».
Le stade que Freud qualifie de sexuel lorsque l’enfant acquiert « la connaissance de la différence entre le père et la mère en ce qui concerne la sexualité » trouve son empan, sa consistance même, de cette saisie : « pater semper incertus est, tandis que la mère est certissima ». L’enfant, dès lors qu’il saisit que la mère est certaine, va intégrer cette « restriction particulière 4Ibid., p. 159. » au roman familial. Le père, lui, toujours incertain, sera ou non l’objet d’une croyance. En un mot, le père est du domaine du symbolique – il n’a rien de réel – dans la névrose. Il est celui auquel on croit en tant que la mère l’a désigné : « l’enfant n’élimine pas à proprement parler son père mais au contraire l’élève 5Ibid., p. 160. », indique Freud.

Un signifiant primordial

Un détour par le premier enseignement de Lacan nous paraît ici éclairant. Nous pouvons reconnaître dans ce père symbolique la fonction du Nom-du-Père, cette fonction d’être le signifiant qui permet à la chaîne signifiante de s’organiser. De l’incertitude au sujet du père, le sujet ne peut se fier qu’à ce qu’en dit la mère, qui, elle, est certaine. « [L’] attribution de la procréation au père ne peut être l’effet que d’un pur signifiant, d’une reconnaissance non pas du père réel, mais de ce que la religion nous a appris à invoquer comme le Nom-du-Père. 6Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 556. »
L’activité fantasmatique qu’est le roman familial dans la névrose, sous l’apparence d’évincer le père, au contraire le préserve, le sauve même de son côté incertain. Cette croyance a pour fond une incertitude fondamentale : le père n’est pas le géniteur.

La mère, pas-toute mère

Cependant, ce roman familial n’épuise pas ce qu’il en est du côté de la mère, bien au contraire. La mère est certaine, mais tout d’elle ne l’est pas, puisqu’elle est marquée du sceau d’un secret, source de curiosité pour le héros du roman familial : « la force de pulsion qui intervient ici est le désir de mettre la mère, objet de curiosité sexuelle suprême, dans la situation d’être secrètement infidèle, d’avoir des liaisons amoureuses cachées 7Freud S., « Le roman familial du névrosé », op. cit., p. 159. ». En bref, cette activité que Freud décrit comme fantasmatique met en évidence sans pour autant le recouvrir que la femme se met à exister dans la mère, qu’une part de sa jouissance peut échapper à l’ordre du père. La mère est divisée, elle est pas-toute mère. L’inventeur de la psychanalyse alors vivement critiqué pour ses affirmations si nouvelles d’une vie sexuelle infantile – nous sommes en effet trois ans après la parution de ses « Trois essais sur la théorie sexuelle » – fait remarquer que « toutes ces fictions, apparemment si hostiles, ne témoignent pas en vérité d’une intention si mauvaise mais préservent, sous un léger travestissement, la tendresse originelle que l’enfant conserve pour ses parents ». C’est un joli mot que celui de « léger travestissement » pour parler du fantasme œdipien, du fantasme au Nom-du-Père.

Dans cet article, il apparaît que le roman familial permet par ses variantes de révoquer l’horreur illégitime que suscite la rencontre avec le sexuel, pour faire retour à la légitimité. « Ainsi, par exemple, le petit fantaste (Phantast) élimine de cette façon la relation de parenté avec une sœur qui a pu l’attirer sexuellement. » Ce retour en légitimité s’adresse aussi au père qui n’a plus rien de réel et est désormais devenu objet de croyance : « Il s’écarte du père tel qu’il le connaît maintenant pour se retourner vers celui auquel il a cru. 8Ibid., p. 160. » 

Près de cinquante ans plus tard, Jacques Lacan, dans sa conférence intitulée « Le mythe individuel du névrosé », n’aura de cesse de logifier ce qui, chez Freud, pourrait apparaître comme une fiction. Il en tirera toute la rigueur et la cohérence, en démontrant que ce roman familial propre aux névrosés – c’est-à-dire à ceux qui se passionnent pour le Nom-du-Père – trouve sa force dans un fait structural qu’il formulera plus tard, dans « Télévision » : « L’ordre familial ne fait que traduire que le Père n’est pas le géniteur, et que la Mère reste contaminer la femme pour le petit d’homme 9Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 532. ».

À une époque où l’on peut faire des tests de paternité sur des morts et où la mère peut ne pas être la génitrice, le matériel de ce roman familial se trouve renouvelé. Si le petit névrosé trouve là matière nouvelle pour répondre à l’énigme de ses origines, est-ce la structure du processus qui change, ou seulement ses fictions disponibles ?

Clément Marmoz

Références
Sigmund Freud, "Le roman familial du névrosé"
S. Freud
Éditeur
PUF
Année
1973
Plus d'informations

Sigmund Freud, « Le roman familial du névrosé », Névrose, psychose et perversion, trad. J. Laplanche, Paris, PUF, 1973, pp. 157-160.

Le roman familial

Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien
J. Lacan
  • 1
    Freud S., « Le roman familial du névrosé », Névrose, psychose et perversion, trad. J. Laplanche, Paris, PUF, 1973, p. 157.
  • 2
    Ibid., p. 158.
  • 3
    Ibid., p. 158-159.
  • 4
    Ibid., p. 159.
  • 5
    Ibid., p. 160.
  • 6
    Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 556.
  • 7
    Freud S., « Le roman familial du névrosé », op. cit., p. 159.
  • 8
    Ibid., p. 160.
  • 9
    Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 532.