Dans cette conférence – qui, comme toutes ses Nouvelles, n’aura pas lieu –, Freud poursuit sa recherche opiniâtre de description de l’appareil psychique.
Loin de la belle image du cerveau, si contemporaine, il nous décrit un drôle de système, plutôt décomposé, déchiré en plusieurs instances : un Surmoi tyran, un ça qu’il compare à un chaudron bouillonnant, un Moi pusillanime.
Et c’est à la fin de ce texte qu’il formule cette assertion étonnante, qui divisera les psychanalystes pour des générations, jusqu’à aujourd’hui : Wo Es war, soll Ich werden.
[…]
Mesdames et Messieurs ! Vous avez certainement pu vous rendre compte de l’importance du point de départ pour vos propres relations, qu’il s’agisse de personnes ou de choses. Il en a été de même pour la psychanalyse : pour le développement qu’elle a pris, pour l’accueil qu’elle a trouvé, il n’a pas été indifférent qu’elle ait commencé son travail par le symptôme, par ce qu’il y a, dans le psychisme, de plus étranger au Moi. Le symptôme provient du refoulé, il en est en quelque sorte le représentant devant le Moi [.]
Le refoulé est pour le Moi une terre étrangère, une terre étrangère interne, de même que la réalité – permettez-moi cette expression inhabituelle – est une terre étrangère externe.
S. Freud
[Nous] sommes familiarisés avec la conception selon laquelle la pathologie peut, par ses agrandissements et ses grossissements, attirer notre attention sur des conditions normales qui nous auraient échappé sinon. [Certains malades] se sont détournés de la réalité extérieure mais, c’est justement pourquoi ils en savent davantage sur la réalité intérieure, psychique, et peuvent nous révéler un certain nombre de choses qui autrement nous seraient inaccessibles.
[…] Ils se plaignent d’être constamment observés, jusque dans leurs activités les plus intimes, importunés par des puissances inconnues, probablement des personnes, et entendent de manière hallucinatoire comment ces personnes énoncent les résultats de leur observation : « Maintenant il veut dire ceci », « maintenant il s’habille pour sortir », etc. Cette observation […] suppose qu’on se méfie d’eux, qu’on attend de les surprendre en train de commettre des actes interdits pour lesquels ils doivent être punis. Que se passerait-il si ces fous avaient raison, s’il existait chez nous tous une telle instance observatrice, menaçante et punitive dans le Moi […] ?
Depuis que j’ai conçu l’idée, sous la forte impression de ce tableau clinique, que la séparation d’une instance observatrice du reste du Moi pourrait être un trait régulier de la structure du Moi, elle ne m’a plus quitté […].
[Je] désignerai dorénavant cette instance dans le Moi comme le « Surmoi ».
Le Surmoi applique le critère moral le plus strict au Moi qui lui est livré sans défense, il représente même l’exigence de moralité en soi.
S. Freud
Le rôle que le Surmoi reprend plus tard est d’abord joué par un pouvoir extérieur, par l’autorité parentale. […] Dans un choix unilatéral, le Surmoi semble ne s’être emparé que de la dureté et de la sévérité des parents, de leur fonction d’interdiction et de punition, tandis que leur sollicitude affectueuse ne trouve ni accueil ni prolongement. […] Il est également le porteur de l’Idéal du Moi, par rapport auquel le Moi se mesure, auquel il aspire, dont il s’efforce de satisfaire l’exigence d’un perfectionnement toujours plus poussé. Il ne fait aucun doute que cet Idéal du Moi est le reflet de l’ancienne représentation des parents, l’expression de l’admiration de cette perfection que l’enfant leur attribuait alors. [Le Surmoi] devient le porteur de la tradition, de tous les jugements de valeur qui perdurent dans le temps et qui se sont propagés de cette manière à travers les générations.
Le Surmoi, le Moi et le Ça sont […] les trois royaumes, territoires, provinces, en lesquels nous découpons l’appareil psychique de la personne.
S. Freud
[Le Ça] est la partie obscure et inaccessible de notre personnalité ; le peu que nous savons d’elle, nous l’avons appris par l’étude du travail du rêve et par la formation des symptômes névrotiques, et la plupart de ces informations ont un caractère négatif, ne peuvent être décrites que comme l’opposé du Moi. Nous approchons le Ça par des comparaisons, nous l’appelons un chaos, un chaudron plein d’excitations bouillonnantes. Nous nous imaginons qu’il est ouvert à la fin sur le somatique, qu’il absorbe les besoins pulsionnels qui trouvent en lui leur expression psychique, mais nous ne pouvons pas dire dans quel substrat. Il se remplit d’énergie à partir des pulsions, mais il n’a pas d’organisation, il n’exprime pas de volonté unifiée, seulement l’effort de satisfaire les besoins pulsionnels[.] Les lois logiques de la pensée ne s’appliquent pas aux processus dans le Ça, en particulier le principe de contradiction. Des désirs [Wunschregungen] qui n’ont jamais dépassé le Ça, mais aussi les impressions qui ont été enfouies dans le Ça par refoulement, sont virtuellement immortels, se comportent après des décennies comme s’ils s’étaient produits récemment.
[Le] Moi est cette partie du Ça qui a été modifiée par la proximité et l’influence du monde extérieur, aménagée pour recevoir et se protéger des excitations, comparable à la couche protectrice, comme une écorce, dont un petit bout de substance vivante s’entoure. […]
S. Freud
La relation avec le monde extérieur est devenue décisive pour le Moi, il a pris en charge la tâche de le représenter auprès du Ça, pour son salut, car sans tenir compte de cette puissance extérieure envahissante, le Ça n’échapperait pas à l’anéantissement du fait de sa quête aveugle de la satisfaction des pulsions. […] Poussé par le Ça, enserré par le Surmoi, repoussé par la réalité, le Moi lutte pour maîtriser sa tâche économique, établir l’harmonie entre les forces et les influences qui agissent en lui et sur lui.
[…] Un proverbe met en garde contre le fait de servir deux maîtres à la fois. Le pauvre Moi a encore plus de mal, il sert trois maîtres sévères, s’efforce de concilier leurs exigences et leurs revendications. Ces exigences divergent toujours, semblent souvent incompatibles ; pas étonnant que le Moi échoue si souvent dans sa tâche. Les trois maîtres contraignants sont le monde extérieur, le Surmoi et le Ça. […] Il se sent à l’étroit de trois côtés, menacé par trois types de dangers, auxquels il réagit par l’angoisse lorsqu’il est aux abois. De par sa constitution à partir de ses expériences du système perceptif, il est destiné à représenter les exigences du monde extérieur, mais il veut aussi être le fidèle serviteur du Ça. […] D’autre part, il est observé à chaque pas par le Surmoi sévère qui lui impose certaines normes de comportement et qui, sans tenir compte des difficultés du côté du Ça et du monde extérieur, le punit en cas d’insuffisance par les sensations de tension correspondant à des sentiments d’infériorité et de culpabilité. […]
Là où C‘était, là Je dois devenir
S. Freud 1Adapté de la traduction de J. Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, Paris, La Martinière, 2013, p.447 « Reprenons par exemple le Wo Es war, soll Ich werden, traduit Là où C’était, là Je dois devenir. Ceci est très précis. Il s’agit du Ich, qui n’est pas das Ich, le moi. Ich est ici utilisé comme sujet de la phrase. Là où C’était, c’est là où Ça parle, c’est-à-dire où, à l’instant d’avant, quelque chose était qui est le désir inconscient. C’est là que Je dois me désigner, où Je dois être. Ce Je est le but, la fin, le terme, de l’analyse avant qu’il se nomme, se forme, s’articule — si tant est qu’il le fasse jamais, car aussi bien le soll Ich werden de la formule freudienne doit-il être entendu comme un dois-Je devenir. Le Je est le sujet d’un devenir, d’un devoir qui vous est proposé. »
[L’intention des efforts thérapeutiques de la psychanalyse] est en effet de renforcer le Moi, de le rendre plus indépendant du Surmoi, d’élargir son champ de perception et d’améliorer son organisation, de sorte qu’il puisse s’approprier de nouveaux morceaux du Ça. Là où C‘était, là Je dois devenir (Wo Es war, soll Ich werden). C’est un travail culturel, un peu comme l’assèchement du Zuydersee.