J. Lacan, Le Séminaire de Lacan

L’angoisse

Extraits

Avec le Séminaire X, Jacques Lacan révolutionne la théorie de l’angoisse et, de là, sa conception de l’objet a se trouve transformée. Celle-ci reste cruciale pour le repérage dans la clinique psychanalytique. Dans le 12ème chapitre, Lacan démontre le statut réel de l’objet à partir des objets caduques du corps, objets séparables, d’allure plaquée et avance que l’angoisse est le signal du réel. Elle n’est pas sans objet, elle est, comme disait Freud, angoisse devant quelque chose.

 

Vous êtes déjà suffisamment avisés par ce que je produis ici pour savoir que l’angoisse n’est pas ce qu’un vain peuple pense. […] Les meilleurs auteurs laissent […] apparaître ce sur quoi j’ai mis l’accent, que l’angoisse n’est pas objektlos, qu’elle n’est pas sans objet. […] Freud dit lui-même que l’angoisse est essentiellement Angst vor etwas, angoisse devant quelque chose.

Je promeus devant vous que l’angoisse n’est pas sans objet.

J.Lacan

[…]

On tend à accentuer l’opposition de la peur et de l’angoisse en fonction de la position de chacune par rapport à l’objet, et il est significatif de l’erreur ainsi commise qu’on est amené à accentuer que la peur, elle, a un objet. […] Bien sûr, le terme d’objet, depuis longtemps par moi préparé, a ici un accent distinct de celui qu’il a chez les auteurs qui parlent de l’objet de la peur.
[…] Essayons donc de suivre plus pas à pas la structure, et de désigner où nous entendons repérer ce trait de signal sur lequel Freud s’est arrêté, comme à celui qui est le plus propre à nous indiquer, à nous autres analystes, l’usage que nous pouvons faire de la fonction de l’angoisse.
Seule la notion de réel, dans la fonction opaque qui est celle dont je parle pour lui opposer celle du signifiant, nous permet de nous orienter. Nous pouvons déjà dire que cet etwas devant quoi l’angoisse opère comme signal est de l’ordre de l’irréductible du réel.

C’est en ce sens que j’ai osé devant vous formuler que l’angoisse, de tous les signaux, est celui qui ne trompe pas.

J.Lacan

Du réel donc, d’un mode irréductible sous lequel ce réel se présente dans l’expérience, tel est ce dont l’angoisse est le signal. Tel est le fil conducteur auquel je vous demande de vous tenir pour voir où il nous mène.
[…] Allez dans la première exposition venue, par exemple celle qui est actuellement ouverte au public au musée des Arts décoratifs, et vous y verrez deux Zurbarán, l’un de Montpellier, l’autre de Nantes, qui vous présentent qui Lucie, qui Agathe, avec chacune, qui ses yeux dans un plat, qui la paire de seins, martyrs, ce qui veut dire témoins.
[N’]est-ce pas une occasion de réfléchir sur ce qu’on a dit depuis longtemps ? – à savoir, que l’angoisse apparaît dans la séparation. En effet, nous le voyons bien, ce sont des objets séparables. Ils ne sont pas séparables par hasard, comme la patte d’une sauterelle. Ils sont séparables parce qu’ils ont déjà anatomiquement un certain caractère plaqué, parce qu’ils sont là accrochés.
[…] Mais pourquoi ne pas donner toute son importance à ce fait vraiment analogue à ce que je vous ai dit du sein – à savoir que, pour les œufs qui ont un certain temps de vie intra-utérine, il y a un élément irréductible à la division de l’œuf qui s’appelle le placenta. Il y a là aussi quelque chose de plaqué. Pour tout dire, ce n’est pas tellement l’enfant qui pompe la mère de son lait, c’est le sein. De même, c’est l’existence du placenta qui donne à la position de l’enfant à l’intérieur du corps de la mère son caractère de nidation parasitaire, parfois manifeste sur le plan de la pathologie. Vous voyez que j’entends mettre l’accent sur le privilège d’éléments que nous pouvons qualifier d’ambocepteurs.
De quel côté est ce sein ? Du côté de ce qui suce, ou du côté de ce qui est sucé ? Il y a là une ambiguïté dont la théorie analytique a été parfois amenée à parler à propos du sein et de la mère, en soulignant bien sûr que ce n’est pas la même chose. Est-ce bien tout que de qualifier le sein d’objet partiel ? Quand je dis ambocepteur, je souligne qu’il est aussi nécessaire d’articuler le rapport du sujet maternel au sein que le rapport du nourrisson au sein. La coupure ne passe pas pour tous les deux au même endroit.
Il y a deux coupures si distantes qu’elles laissent des déchets différents.
Pour l’enfant, la coupure du cordon laisse séparées les enveloppes, qui sont homogènes à lui, continues avec son ectoderme et son endoderme. Pour la mère, la coupure se place au niveau de la chute du placenta.
C’est même pour cette raison que l’on appelle ça les caduques. La caducité de l’objet a est là, qui fait sa fonction.

La chute, le niederfallen, est typique de l’approche d’un a pourtant plus essentiel au sujet que toute autre part de lui-même.

J.Lacan

[Chez les êtres humains], pour nous limiter à nous, la jouissance de l’orgasme coïncide avec la mise hors de combat, hors de jeu, de l’instrument par la détumescence […]. L’angoisse est provoquée par la mise hors de jeu de l’instrument dans la jouissance. […] La détumescence dans la copulation mérite de retenir l’attention pour mettre en valeur l’une des dimensions de la castration. […]
Grâce à Freud, nous avons le point de clivage. Cela seul est miraculeux. Grâce à la perception ultra-précoce que Freud a eue de son caractère essentiel, nous avons la fonction de la castration. Elle est intimement liée aux traits de l’objet caduc. La caducité le caractérise essentiellement. C’est seulement à partir de cet objet caduc que nous pourrons voir ce que veut dire qu’on ait parlé d’objet partiel.
[…] Quant à l’orgasme, il y a un rapport essentiel avec la fonction que nous définissons comme la chute du plus réel du sujet. Ceux qui ont ici une expérience d’analyste n’en ont-ils pas eu plus d’une fois le témoignage ? Combien de fois vous aura-t-il été dit qu’un sujet aura eu, je ne dis pas forcément son premier, mais un de ses premiers orgasmes, au moment où il fallait rendre en toute hâte la copie d’une composition ou d’un dessin qu’il fallait rapidement terminer ? Et puis, on ramasse quoi ? Son œuvre, ce sur quoi il était essentiellement attendu. Quelque chose est à arracher de lui. C’est le ramassage des copies. À ce moment-là, il éjacule. Il éjacule au sommet de l’angoisse.

Références
L'angoisse
Le Séminaire, livre x
J. Lacan
Éditeur
Seuil
Année
2004
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Extraits de Le Séminaire, livre x, L’angoisse (1962-1963), chapitre 12, « L’angoisse, signal du réel », texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 2004, p. 185-198.

Silet
J.-A. Miller