J. Lacan, Lectures de Lacan

L’acte psychanalytique : apercevoir l’objet

Science et vérité

Le 29 novembre 1967, lors de son séminaire intitulé L’Acte psychanalytique, Lacan parle d’une certaine correspondance 1Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ Freudien éd., 2024, p. 58. entre ce qu’il dit depuis quatre ans, c’est-à-dire depuis son excommunication par l’IPA en 1963, et ce qu’il appelle « son enseignement précédent ». Le séminaire XV fait ainsi écho à celui de 1959-60, L’Éthique de la psychanalyse et à celui de 1960-61, Le Transfert – c’est-à-dire aux années où il élabore, d’une part, la Chose, qui anticipe le réel de l’objet et de la jouissance et, d’autre part, celui où il formalise la fonction logique du transfert avec le sujet supposé savoir.

Dans L’Éthique de la psychanalyse, Lacan indique que le discours de la science « est un discours qui, par structure, n’oublie rien […], [qui] dévoile la puissance du signifiant comme tel […] via le discours surgi des petites lettres des mathématiques 2Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 276-277.». Le sujet de la psychanalyse est le sujet de la science. Mais si dans la science, la vérité est déjà là toute entière, en attente, et qu’il s’agit de la découvrir, il n’en va pas de même pour la psychanalyse. Comme le souligne Jacques-Alain Miller, il s’agit là d’un mirage, d’un fantasme : « la vérité n’est pas déjà là ; elle s’invente ; elle est au futur 3Cf. Miller J.-A., « Lacan au présent », 10 février 2024, vidéo à voir sur Lacan Web Télévision.».

Ainsi, dans L’Acte psychanalytique, un an après la parution de « La science et la vérité 4Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 855-877.», Lacan cherche à articuler entre eux le savoir, la science et la vérité, et il indique : « la condition du progrès de la science, c’est qu’on ne veuille rien savoir des conséquences que le savoir de la science comporte au niveau de la vérité. Ces conséquences, on les laisse se développer toutes seules 5Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’acte psychanalytique, op.cit., p. 27.». Quelles sont-elles finalement ? Pour Jacques-Alain Miller, l’avancée irrésistible du discours de la science présentifie l’instance de la pulsion de mort 6Miller J.-A., « Lacan au présent », op.cit., soulignant ainsi le côté acéphale de son progrès. Lacan énonçait par ailleurs qu’il n’y a pas de métalangage 7Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998, p. 74., qu’il n’y a pas de vrai sur le vrai : c’est le fond de la disjonction du savoir et de la vérité. À partir du constat de cette disjonction et de ses conséquences, comment envisager l’acte psychanalytique, si « le psychanalyste ne prend pas en charge la vérité 8Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’acte psychanalytique, op.cit., p. 82.» ?

Qu’est-ce qu’on ne voudrait pas savoir ?

Dans le second chapitre du Séminaire XV intitulé par J.-A. Miller « Connerie de la vérité », Lacan avance que « L’acte psychanalytique s’articule […] à un autre niveau, en raison précisément de la déficience qu’éprouve la vérité de son approche du champ sexuel 9Ibid., p. 48.». C’est le point crucial qui vise à cerner l’élément hétérogène qu’est le sexuel pour le parlêtre. « L’acte de poser l’inconscient […] qui a structure de langage […] [a] effet de rupture sur le cogito 10Ibid., p. 93.», dit-il, et cet acte est susceptible de « susciter un nouveau désir 11Ibid.». Cette rupture du cogito, il l’explicite à partir de l’aphorisme freudien Wo Es war soll Ich werden : « là où c’était […] le sujet doit advenir. Seulement, se demande-t-il, le peut-il ? Voilà la question. 12Ibid., p. 94.»

Lacan y répond en reprenant l’articulation de l’aliénation, qu’il élabore progressivement du séminaire Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse de 1964 jusqu’au séminaire La Logique du fantasme de 1966-67. Il s’agit d’un choix forcé : « ou je ne pense pas/ou je ne suis pas », traduction du cogito cartésien – je pense : donc je suis – notons-le, sous une forme négative et exclusive. Cette écriture logique, cette négativation, cette marque de désêtre portée sur le sujet de la parole vise les conséquences sur le plan de la vérité et sur celui de la supposition de savoir dans l’Autre, c’est-à-dire sur le transfert, conséquences supportées par l’acte psychanalytique. Que dit-il sur ces deux points ?

Côté vérité : le « plus vrai »

Dans le chapitre intitulé « Le parcours d’une analyse », Lacan parle d’une « opération vérité 13Lacan J., Ibid., p. 100.» au terme du parcours et indique : « Si cette opération fait réaliser du sujet installé dans son faux-être quelque chose d’une pensée qui comporte le Je ne suis pas, ce n’est pas sans qu’il retrouve comme il convient […] sa place du plus vrai, sa place sous la forme du Là où c’était au niveau du Je ne suis pas. » Cette place du plus vrai « se retrouve dans cet objet a […] [et] dans ce manque, qui, de toujours, se définit comme essence de l’homme et qui s’appelle le désir, mais qui à la fin d’une analyse se traduit de cette chose non seulement formulée mais incarnée qui s’appelle la castration ». Ainsi, ce que vise l’acte psychanalytique est de faire apercevoir, là où « le sujet ne peut pas dire Je 14Miller J.-A., « Propos sur la logique du fantasme », La Cause du désir, n°114, p. 69.» , l’objet insu qui l’anime. Il passe ainsi du « Là où c’était de l’inconscient » au « Là où c’était du désir 15Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’acte psychanalytique, op.cit., p. 100.» et Lacan de préciser : « pour que cette vérité apparaisse il est exigé que le psychanalyste soit la représentation de ce qui masque, obture, bouche cette vérité, et qui s’appelle l’objet a. 16Ibid., p. 150.» Il anticipe là ce qu’il dira deux ans plus tard, lors de son séminaire L’envers de la psychanalyse, en formalisant le discours de l’analyste où ce dernier, en position d’agent, vient en place de semblant d’objet a.

Côté supposé savoir : son évanouissement

« L’acte psychanalytique nous le posons comme consistant en ceci, de supporter le transfert. […] Le transfert, serait une pure et simple obscénité, redoublée de bafouillages, si nous ne lui redonnions pas son véritable nœud […] du moment qu’il y a savoir, il y a sujet ». Et Lacan de poser alors la question : « Qu’en est-il du sujet supposé savoir ? Alors que nous avons affaire à cette sorte d’impensable qui dans l’inconscient nous situe un savoir sans sujet. 17Ibid., p. 108-109.» Il précise donc l’opérateur du transfert qu’est le sujet supposé savoir, mais aussi qu’à partir de « quelque décalage, quelque fissure, quelque ébranlement, quelque moment de jeu dans ce savoir 18 Ibid., p. 108.», en parlant, il apparait que le sujet « savait avant 19Ibid.». Point crucial qui permet de renouveler le savoir en question, son attribution et son statut. Au cours de l’expérience de l’analyse, le sujet supposé savoir s’évanouit donc, déchoit, pour passer au rang de déchet, souligne J.-A. Miller 20Cf. Miller J.-A., « 4e de couverture », Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ Freudien éd., 2024.. Ce savoir sans sujet ouvre donc une perspective, un nouveau rapport à la vérité, non pas à découvrir, au sens de ce qui serait déjà écrit, mais à écrire… « au futur » – en tenant compte de l’os du plus vrai.

Symptôme, savoir refusé et duperie du dialogue

Dans le chapitre « Du psychanalysant au psychanalyste », Lacan indique que « la fin de la psychanalyse libère ce qu’il en est d’une vérité fondamentale, c’est à savoir l’inégalité du sujet à toute subjectivation possible de sa réalité sexuelle ». Il montre surtout que c’est à partir de cette déficience qui met la vérité à l’épreuve dans son approche du champ sexuel que le psychanalyste opère. L’acte psychanalytique porte à conséquence parce qu’il est articulé à un certain refus du sujet : « Ce que nous apprend la psychanalyse, c’est que la vérité gît au point où le sujet refuse de savoir. Tout ce qui est rejeté du symbolique reparaît dans le réel. Telle est la clef de ce qu’on appelle le symptôme. Le symptôme, c’est le nœud réel où est la vérité du sujet. 21Ibid., p. 295.» Mais l’acte psychanalytique porte à conséquence d’une autre façon encore, parce qu’il met en fonction l’objet a dont « le rôle est de manque et de distance, et non du tout de médiation. D’où s’impose cette vérité […] qu’il n’y a pas de dialogue. Le rapport du sujet à l’Autre est d’ordre essentiellement dissymétrique. Le dialogue est une duperie 22Ibid., p. 299.», conclut Lacan.

Il est donc question du désir du psychanalyste qui, dans le meilleur des cas, opère « le choc d’où se dégèle chez l’analysant la parole, et qui fait se multiplier avec insistance cette fonction de répétition où nous pouvons lui permettre de saisir le savoir dont il est le jouet 23Ibid., p. 298.» – et cela ne va pas sans un certain aperçu sur l’objet.

Jean-Noël Donnart

Références
L’acte psychanalytique : apercevoir l’objet
J. Lacan
Éditeur
Seuil
Année
2024
Plus d'informations

Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ Freudien éd., 2024.

L’acte psychanalytique : apercevoir l’objet

L’angoisse
J. Lacan
  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ Freudien éd., 2024, p. 58.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 276-277.
  • 3
    Cf. Miller J.-A., « Lacan au présent », 10 février 2024, vidéo à voir sur Lacan Web Télévision.
  • 4
    Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 855-877.
  • 5
    Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’acte psychanalytique, op.cit., p. 27.
  • 6
    Miller J.-A., « Lacan au présent », op.cit.
  • 7
    Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998, p. 74.
  • 8
    Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’acte psychanalytique, op.cit., p. 82.
  • 9
    Ibid., p. 48.
  • 10
    Ibid., p. 93.
  • 11
    Ibid.
  • 12
    Ibid., p. 94.
  • 13
    Lacan J., Ibid., p. 100.
  • 14
    Miller J.-A., « Propos sur la logique du fantasme », La Cause du désir, n°114, p. 69.
  • 15
    Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’acte psychanalytique, op.cit., p. 100.
  • 16
    Ibid., p. 150.
  • 17
    Ibid., p. 108-109.
  • 18
    Ibid., p. 108.
  • 19
    Ibid.
  • 20
    Cf. Miller J.-A., « 4e de couverture », Lacan J., Le Séminaire, livre XV, L’acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil/Le Champ Freudien éd., 2024.
  • 21
    Ibid., p. 295.
  • 22
    Ibid., p. 299.
  • 23
    Ibid., p. 298.