J.-A. Miller, Textes de J.-A. Miller

Cinq variations sur l’élaboration provoquée

Extraits

Pourquoi un cartel est-il contaminé par une joie productive tandis qu’un autre sombre dans une crise ? Jacques-Alain Miller part de l’expérience pour situer l’art d’être plus-un : ni maître qui saurait, ni universitaire, ni analyste qui ferait la bûche, mais sujet divisé, avec ses interrogations, abeille dans un essaim au travail. Au fil du texte, on découvre, époustouflé, les lignes de force qui permettent au cartel de produire un savoir neuf.

Une élaboration est toujours provoquée. S’il y a provocation au travail, à l’élaboration, c’est qu’il n’y a nulle vocation au travail. Il y aurait plutôt vocation à la paresse.

J.-A. Miller

[…]

Tel que je l’entends, le plus-un doit être un agent provocateur. Il a certainement une charge de direction, et je crois qu’on ne devrait pas faire difficulté à le situer à la place de l’agent. Cette charge, comment l’exercer ?

Il y a une pente à le faire en tant que maître, et même en tant que maître-au-travail, si je puis dire – et on fait souvent appel au plus-un à ce titre. L’ennui est qu’en tant que maître, il ne peut jamais mettre au travail que du savoir déjà là. Et il ne peut produire que du hors-symbolique, que, disons pour l’instant, l’objet a. […] En effet, quand un cartel se termine avec pour résultat quelque chose que l’on ne peut pas dire – je crois savoir que bien des cartels se terminent avec un on ne peut témoigner de ce que nous avons fait –, cela me paraît le signe qu’il y a eu du maître au départ, dont on ne s’est pas débarrassé. Je ne vois pas du tout dans le fait de cette impuissance la preuve que l’on aurait là un cartel excellent.

Si le cartel a cru coopter un analyste et si celui-ci s’en tient à ça (ce qui, dans un cartel, signifie faire la bûche), le résultat est connu : les participants déconnent. C’est la structure du discours analytique, mais transposée au cartel, avec pour seul résultat la dénonciation de quelques signifiants-maîtres, ce qui me paraît très mince.

Si l’on part, dans le cartel, d’un savoir constitué qu’il s’agirait d’acquérir auprès du plus-un, cela aboutit à ces fameuses crises de cartel, notées ⒮. Elles sont en général le témoignage qu’on a mis au poste de commandement un savoir tout fait, un savoir-en-somme.

La structure qui répond le mieux à mon expérience du cartel, est celle du discours de l’hystérique.

J.-A. Miller

[…]

On n’obtient un résultat de savoir qu’à la condition de mettre en position de plus-un ⒮. C’est donc là proposer pour le cartel la structure du discours hystérique, dont il ne faut pas oublier que Lacan disait qu’elle était presque celle du discours de la science. Voilà pourquoi, s’il me fallait choisir un modèle du plus-un, je choisirais Socrate, qui est resté dans la mémoire par les élaborations qu’il provoquait chez ses interlocuteurs. Ce qu’on a appelé les Dialogues de Platon sont autant d’élaborations provoquées.

Le plus-un doit venir avec des points d’interrogation, et, comme me le disait tel sujet hystérique, qui s’en vantait comme de sa fonction éminente en ce monde, faire des trous dans les têtes. Cela suppose qu’il se refuse à être un maître qui met au travail ; à être un-qui-sait ; à être analyste dans le cartel. Et ce, pour être cet agent provocateur d’où émergera un enseignement. […]

S’il y a une structure où le collectif a un sens, c’est bien le discours hystérique. Les épidémies hystériques sont bien des phénomènes d’élaboration collective [:] allez savoir après qui a fait émerger la chose ! Il y a celui qui l’a dite, mais aussi celui qui le lui a fait dire, et celui qui s’est aperçu que c’était important. En résumé, plus on cultive l’hystérie de cartel, plus l’élaboration se collectivise.

Il n’y a production de savoir que si le travailleur n’est pas embarrassé de l’effet subjectif. […] L’effet subjectif doit être cantonné à sa place.

J.-A. Miller

[…]

Il y a aussi une tâche du plus-un. Et je ne lui conseillerais pas de faire la bûche, puisqu’il est aussi l’un des membres du cartel. […] Le plus-un n’a pas à s’épuiser à incarner la fonction du plus-un. Le plus-un n’est pas le sujet du cartel ; il lui revient d’insérer l’effet de sujet dans le cartel, de prendre sur lui la division subjective.

Cela m’amène à éclairer le terme de plus-un par celui de moins-un : le plus-un ne s’ajoute au cartel qu’à le décompléter, de devoir s’y compter et de n’y faire fonction que de manque. […] La logique indique qu’il n’y a production de savoir que si le travailleur n’est pas embarrassé de l’effet subjectif, sinon il ne produira jamais que de la dénonciation de signifiants-maîtres. L’effet subjectif doit être cantonné à sa place. Le plus-un le prend sur lui, pour que les autres s’en débarrassent.

Faire en sorte que chacun y entre avec un trait propre, mis en valeur comme tel.

J.-A. Miller

[…]

Cet essaim est bien formé lorsque chacun a titre à y être. Je veux dire que chacun y soit ès qualités ; cette logique comporte que les membres travaillent à partir de leurs insignes et non pas de leur manque-à-être. Il revient au plus-un, non seulement d’obtenir l’émergence de l’effet subjectif dans le cartel, mais, corrélativement, d’obtenir que les membres de ce cartel aient statut de S1, ainsi que lui-même en tant que membre du cartel. Ce sont des maîtres, des signifiants-maîtres, qui sont au travail – pas des sujets supposés savoir, ni des savants. La fonction de celui qui se prête au plus-un (pour abréger, le plus-un) est de faire en sorte que chaque membre du cartel ait son trait propre ; c’est celui qui fait une équipe. J’évoquais Le Banquet, mais c’est plutôt un bouquet qu’il faut réunir. Il faut donc identifier les membres de l’essaim. C’est aussi bien ce qu’implique à mes yeux une pratique de séminaire inspirée du cartel – faire en sorte que chacun y entre avec un trait propre, mis en valeur comme tel. C’est la condition pour avoir un travail qui produise du savoir. […] La seule instance à travailler pour produire un savoir, ce sont des éléments strictement identifiés.

Références
"Cinq variations sur l’élaboration provoquée"
J.-A. Miller
Revue
La Lettre mensuelle, n°61
Éditeur
École de la Cause freudienne
Année
1987
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Extraits de « Cinq variations sur l’élaboration provoquée », intervention lors de la soirée des cartels de l’ECF du 11 décembre 1986, La Lettre mensuelle de l’ECF, n° 61, juillet 1987, p. 5-11.

Version révisée par Pascale Fari pour le site de l’ECF en décembre 2020.

D’écolage
J. Lacan
Le cartel dans le monde
J.-A. Miller
Acte de fondation
21 juin 1964
J. Lacan