S. Freud, Textes de Freud

Le Malaise dans la civilisation

Extraits

Dans ce texte percutant et résolument moderne, Freud révèle la face obscure de la civilisation. Parée d’un idéal, celui d’assurer un lien harmonieux entre les individus, elle s’impose avant tout comme nécessité pour réguler des exigences pulsionnelles destructrices. Art, religion ou usage de toxiques voilent combien l’agressivité est toujours à l’œuvre : Homo homini lupus. C’est à saisir un au-delà des apparences que Freud nous convie, au-delà du principe de plaisir, là où le plaisir attaché au mal, au rejet de l’autre, à son asservissement se révèle bien supérieur.

La liberté individuelle n’est pas un bien culturel.

S. Freud

Ce que l’on appelle le bonheur au sens le plus strict provient de la satisfaction plutôt soudaine de besoins longuement accumulés et n’est possible, de par sa nature, que comme phénomène épisodique. […] La souffrance menace de trois côtés : de notre propre corps qui, voué à la déchéance et à la dissolution, ne peut même pas se passer de la douleur et de la peur comme signaux d’alarme, du monde extérieur qui peut se déchaîner contre nous avec des forces destructrices surpuissantes et impitoyables, et enfin de nos relations avec d’autres humains.
[…] Si nous ne pouvons pas supprimer toutes les souffrances, nous pouvons en arrêter certaines et en atténuer d’autres, l’expérience de plusieurs millénaires nous en a convaincus. Nous nous comportons différemment face à la troisième source de souffrance, la souffrance d’origine sociale. Nous ne voulons pas du tout l’admettre, nous ne pouvons pas reconnaître pourquoi les institutions que nous avons créées nous-mêmes ne seraient pas davantage source de protection et de bienfaits pour nous tous. Cependant, si nous considérons à quel point nous avons mal réussi cette partie de la prévention de la souffrance, nous soupçonnons qu’il pourrait y avoir là aussi une composante de l’invincible nature, sous la forme cette fois de notre propre constitution psychique.
[…] En nous penchant sur cette possibilité, nous rencontrons une affirmation si étonnante que nous voulons nous y attarder. Elle soutient que notre prétendue civilisation est en grande partie responsable de notre misère ; nous serions bien plus heureux si nous l’abandonnions et retrouvions des conditions primitives. Je la trouve étonnante parce que, quelle que soit la définition que l’on donne à la civilisation, il est clair que tout ce par quoi nous essayons de nous protéger contre la menace des sources de souffrance appartient précisément à cette civilisation. […] L’évolution de la civilisation lui impose des restrictions [à la liberté individuelle], et la justice exige que personne n’en soit épargné.

L’une des soi-disant exigences idéales de la société civilisée […] dit : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». […] Pourquoi une prescription si pompeuse si sa mise en œuvre ne peut pas être recommandée comme raisonnable ?

S. Freud

Si j’aime quelqu’un d’autre, il doit le mériter d’une manière ou d’une autre. (Je fais abstraction de son utilité à mon endroit et de son éventuel intérêt pour moi en tant qu’objet sexuel ; ces deux types de relation n’entrent pas en ligne de compte pour la prescription de l’amour du prochain). Il le mérite s’il me ressemble par des aspects importants au point que je puisse m’aimer moi-même en lui ; il le mérite s’il est tellement plus parfait que moi que je puisse aimer en lui mon idéal de ma propre personne […]. Mais s’il m’est étranger et ne peut m’attirer par aucune valeur propre, aucune importance déjà acquise pour ma vie affective, il me sera difficile de l’aimer.
[…] Non seulement cet étranger n’est pas aimable, de façon générale, mais je dois reconnaître honnêtement qu’il peut davantage prétendre à mon hostilité, voire à ma haine. Il ne semble pas avoir le moindre amour pour moi, il ne me témoigne pas le moindre égard. S’il peut en retirer un quelconque avantage, il n’a aucun scrupule à me nuire et ne se demande même pas si la valeur de son avantage justifie l’ampleur du préjudice qu’il me cause.
[…] La réalité que l’on nie volontiers derrière tout cela, c’est que l’homme n’est pas un être doux, qui aurait besoin d’amour, capable tout au plus de se défendre s’il était attaqué, mais qu’il peut aussi compter dans sa constitution pulsionnelle avec une considérable part d’agressivité. En conséquence, son prochain n’est pas seulement une aide potentielle et un objet sexuel, mais constitue aussi une tentation de satisfaire son agressivité à ses dépens, d’exploiter sa force de travail sans compensation, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de le faire souffrir, de le martyriser et de le tuer. Homo homini lupus [.]

L’existence de cette agressivité, que nous pouvons ressentir chez nous-mêmes et que nous supposons à juste titre chez l’autre, est le facteur qui perturbe notre relation avec le prochain et qui oblige la civilisation à se mobiliser.

S. Freud

Il n’est manifestement pas facile pour les hommes de renoncer à la satisfaction de leur agressivité ; ils ne se sentent alors pas à l’aise. L’avantage d’un cercle social plus restreint, qui permet à la pulsion une échappatoire sous forme d’inimitié s’adressant aux personnes extérieures, ne doit pas être sous-estimé. Il est toujours possible de relier une grande quantité de personnes par l’amour, s’il en reste d’autres envers lesquels exprimer l’agressivité.
[La civilisation est] un processus au service de l’Éros, qui veut rassembler des individus humains isolés, puis des familles, puis des tribus, des peuples, des nations, en une grande unité, l’humanité. […]
De quels moyens la civilisation se sert-elle pour inhiber, rendre inoffensive, voire éliminer l’agression qui lui est opposée ? […] L’agressivité est introjectée, intériorisée, mais en fait renvoyée d’où elle est venue, c’est-à-dire retournée contre le propre Moi. Là, elle est prise en charge par une partie du Moi qui s’oppose au reste en tant que Surmoi et qui exerce maintenant contre le Moi, en tant que « conscience morale », la même sévère agressivité que celle que le Moi aurait volontiers satisfaite à l’encontre d’autres individus, étrangers. La tension entre le Surmoi sévère et le Moi qui lui est soumis, nous l’appelons conscience de culpabilité ; elle s’exprime sous forme de besoin de punition.

Souvent, le mal n’est pas du tout ce qui est nuisible ou dangereux pour le Moi, au contraire, c’est aussi quelque chose qu’il désire, qui lui procure du plaisir.

S. Freud

La question du destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si, et dans quelle mesure, le développement de la civilisation parviendra à maîtriser la nuisance des pulsions d’agression et d’autodestruction à l’égard de la vie en commun. À ce propos, l’époque actuelle mérite peut-être un intérêt particulier. Les hommes ont maintenant atteint un tel niveau de maîtrise des forces de la nature qu’il leur est facile, avec leur aide, de s’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier. Ils le savent, d’où une bonne partie de leur inquiétude actuelle, de leur malheur, de leur angoisse. Et maintenant, il faut s’attendre à ce que l’autre des deux « puissances célestes », l’éternel Éros, fasse un effort pour s’affirmer dans la lutte avec son adversaire tout aussi immortel. Mais qui peut en prédire le succès et l’issue ?

Références
Freud S., « Le malaise dans la civilisation »
S. Freud
Année
2022
Plus d'informations

Freud S., « Le malaise dans la civilisation »

Traduction sous la responsabilité de Jérôme Lecaux, 2022

Le malaise dans la civilisation

Les causes obscures du racisme
J.-A. Miller