Cartello, 39

Quand le Plus-Un se fait taquin

12/12/2022
Isabelle Orrado

Consentir à occuper la position de Plus-Un dans un cartel est un engagement qui diffère de celui de s’y inscrire comme cartellisant. Lacan définit cette place une première fois dans son « Acte de fondation » en 1964. Le cartel, petit groupe de travail, sera constitué de trois, quatre ou cinq personnes « PLUS UNE »1Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229.. Cette personne aura la charge de direction qui doit instaurer « les conditions de critique et de contrôle »2Ibid., p. 230.. Bien entendu, la critique en jeu ne consiste pas à faire la part entre le vrai et le faux, entre ce qui vaudrait et ce qui ne vaudrait pas, bref à faire le jeu du maître. La logique du cartel ne relève pas de celle de la hiérarchie3Cf. Ibid., p. 230.. Mais alors comment concevoir ces conditions qui permettent qu’une critique opère de la bonne façon ? Gardons cette question en suspens et faisons un bond en avant dans les propositions de Lacan.

En 1980, dans « D’écolage »4Lacan J., « D’écolage », Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Navarin, 2021, p. 54-58., Lacan revient sur la structure du cartel. « La conjonction des quatre se fait autour d’un Pus-Un« 5Ibid.. L’accent est alors mis sur la charge qui revient à cette personne en plus : « veiller aux effets internes à l’entreprise », c’est-à-dire permettre une conjonction qui ne fasse pas colle entre les membres du cartel, mais aussi éviter un rapport de colle au savoir. Eh bien, c’est à partir du Plus-Un pensé cette fois comme fonction – et non plus comme place singulière – que l’opération peut se réaliser. Notons d’ailleurs que Lacan ne parle plus de « PLUS UNE » personne mais de « Plus-Un« .

Ce détail est essentiel, car la mise en fonction du Plus-Un, que l’on peut noter f(+1), vise un en-moins. Nous pourrions même dire un moins-un6Miller J.-A., « Cinq variation sur le thème de « l’élaboration provoquée » ». qui s’écrirait ainsi f(+1) -> -1. Ce moins-un peut être appréhendé de deux façons : réduction de la place de leader (un « leader pauvre »7Miller J.-A., « Le cartel dans le monde ». comme le note J.-A. Miller) et entame du rapport au savoir. Le Plus-Un d’un cartel n’est pas un élément complémentaire, mais un élément supplémentaire que nous pouvons rapprocher de l’élément manquant dans le jeu du taquin. Ce jeu repose sur un principe très simple : quinze carrés glissent dans un cadre qui est prévu pour en recevoir seize. C’est grâce à cet espace laissé vide que le mouvement est possible. Le jeu du taquin se compose donc de 15 éléments Plus-Un qui, mis en fonction, produit un moins-un. La structure du cartel ferait-elle appel à la taquinerie ?

Taquiner c’est « s’amuser à contrarier », nous pourrions dire à contrarier le savoir établi qui se mortifie dans une complétude, pour lui redonner un élan. À cela, ajoutons la dimension supplémentaire que l’étymologie du terme charrie. Emprunté au moyen néerlandais takehan composé du verbe taken (saisir) et de l’extension Han équivalent au français à Jean, Takehan serait une « sorte d’exclamation incitative “Saisis, Jean !” »8Dictionnaire historique de la langue française, dir. Alain Rey, vol. 2, Le Robert, 2019, p. 3768. Taquiner induit donc un double mouvement : contrarier et saisir. Le Plus-Un doit donc savoir se faire taquin. Une façon d’instaurer des « conditions de critique et de contrôle » du côté de la décomplétude mais aussi du vivant propre au travail de cartel qui se singularise d’être provocateur d’élaboration9Cf. Miller J.-A., « Cinq variation sur le thème de « l’élaboration provoquée » »..


Isabelle Orrado est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.