« Pour l’exécution du travail, nous adopterons le principe d’une élaboration soutenue dans un petit groupe »1Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229.. C’est ainsi que Lacan, dans « L’acte de fondation »2Ibid., p. 229. de l’École freudienne de Paris en 1964, introduit le cartel dont il réaffirmera la fonction essentielle dans « D’écolage » le 11 mars 1980, puisqu’il le désigne comme « l’organe de base »3Lacan J., « D’écolage », Aux Confins du Séminaire, Paris, Navarin, 2021, p. 56. alors qu’il « démarre la Cause freudienne ».
Le cartel ne correspond cependant pas aux groupes communs, agglomérats d’individus rassemblés en des occasions diverses, aux prises avec des identifications imaginaires multiples et délétères. Il s’apparente aux « petits groupes » et aux « groupes sans chef » promus par Wilfred R. Bion4Bion W. R., Recherches sur les petits groupes, Paris, PUF, 1965., psychiatre et psychanalyste anglais en poste pendant la dernière guerre mondiale dans un hôpital destiné à « réadapter » les soldats empêchés de réintégrer leur régiment, du fait de leurs symptômes névrotiques.
Jacques Lacan a rencontré W. Bion, en septembre 1945, à Londres. Il en parle de façon élogieuse, comme d’un médecin en qui « brille la flamme de la création »5Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, op. cit., p. 107.. Il s’est intéressé à sa méthode très empreinte « des concepts et des modes opératoires de la psychanalyse »6Ibid., p. 106..
W. Bion est préoccupé par l’inertie des soldats hospitalisés qu’il interprète comme le signe de leurs résistances. Il s’appuie sur son expérience de la psychanalyse pour initier un dispositif de thérapie groupale. Il instaure un règlement promulguant des groupes d’activités dont tout soldat peut s’extraire, à condition de se présenter à l’infirmier militaire qui surveille la salle de repos. Le dispositif se complète d’une courte réunion quotidienne. Si le psychiatre est investi de l’autorité du chef, il traite les appels à sa fonction, comme un psychanalyste accueille la demande d’un analysant, sans y répondre. Aucune punition n’est infligée aux tire-au-flanc, le remplacement des objets disparus se fait aux frais de tous, et les écueils, pris au sérieux, entraînent peu à peu la réflexion et la coopération des soldats qui y retrouvent leur dignité de sujets. Lacan voit là « le principe d’une cure de groupe »7Ibid., p. 111..
Le cartel constitue un groupe sans chefferie8Lacan J., « Actes de fondation », op. cit., p. 229.. Quatre participants se choisissent et se réunissent autour d’un plus-un, qui vise à maintenir vif le désir élaboratif, le sien y compris. Selon Lacan, le plus-un, bien que « quelconque est néanmoins quelqu’un »9Lacan J., « D’écolage », op. cit., p. 56.. Pas de cartel donc, sans que cette fonction ne soit assumée. J.-A. Miller précise : « le cartel incarne une thèse de la théorie des groupes – à un groupe, il faut un leader »10Miller J.-A., « Le cartel dans le monde », La Lettre mensuelle n°134, Paris, ECF éditeur, 1994, p. 34-37., le plus-un étant ce leader du fait de l’attrait qu’il exerce sur les cartellisants. Néanmoins, il n’assure sa fonction que comme « un leader modeste », un leader qui s’amoindrit en supportant la division. À ce titre, le plus-un se révèle moins-un11Miller J.-A., « Cinq variations sur l’élaboration provoquée », La Lettre mensuelle n°61, ECF éditeur, Paris, 1987, p. 5-11.. Il préserve la place du manque et provoque la construction de savoir chez les cartellisants qui s’y emploient, chacun, marqué de son insigne : un trait propre, jusqu’à produire un écrit singulier. Dans ces deux formations, petits groupes bioniens et cartels, s’opère ainsi le basculement du travail de transfert au transfert de travail.
Marie-Claude Pezron est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.