J. Lacan, Lectures de Lacan

La direction de la cure et les principes de son pouvoir

En 1958, après le premier colloque de 1953 où Lacan présente « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (1) », se tient le deuxième Colloque international de la Société Française de Psychanalyse (SFP) à Royaumont. La SFP s’oppose aux orientations portées par l’International Psychoanalytical Association (IPA) quant à la formation des analystes.
Ce texte, véritable manifeste lacanien, expose la manière dont Lacan conçoit l’éthique de la psychanalyse, en opposition aux théories dominantes alors en vigueur au sein de l’IPA. Il y démontre que ses positions répondent à une lecture précise des structures de l’inconscient. Prenant appui sur sa lecture de Freud, il expose son orientation critique en cinq parties et l’illustre de plusieurs références cliniques.

1 Lacan J, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 237-322.

Nous n’avons d’autre dessein que d’avertir les analystes du glissement que subit leur technique, à méconnaître la vraie place où se produisent ses effets.

J. Lacan

Qui analyse aujourd’hui ?

Critiquant d’abord la notion de contre-transfert, Lacan vise à combattre l’idée selon laquelle l’identification au moi de l’analyste serait à la fois le moteur et la visée de la cure. À la montée sur scène du moi de l’analyste, il oppose la fonction de direction de la cure et prône un retour à l’essentiel : dans la cure, il s’agit de dits, ceux du patient, ceux de l’analyste. Il souligne qu’une analyse nécessite une mise de fonds commune dans laquelle l’analyste paie son écot de ses mots, en calibrant ses interventions ; de sa personne, en la prêtant au transfert, et du désir de l’analyste, en le mettant en œuvre. Lacan ajoute à propos de l’analyste que c’est là « ce qu’il y a d’essentiel dans son jugement le plus intime, pour se mêler d’une action qui va au cœur de l’être […] : y resterait-il seul hors de jeu ? 1Lacan J, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966,, p. 587. »

Quelle est la place de l’interprétation ?

L’année précédente, Lacan a démontré dans son séminaire 2Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994. l’inconsistance clinique de la notion d’objet entendu dans sa seule dimension imaginaire. Il invite les psychanalystes à interpréter, non pas à partir de la relation intersubjective qui se déploierait dans un échange transféro-contre-transférentiel, mais à partir des dits du patient, toujours pris dans les rapports particuliers du sujet à ses signifiants. L’interprétation vise à faire jouer la relation du sujet à l’Autre, ce qui implique de se repérer quant au désir du patient, surtout lorsque ce dernier est escamoté par la névrose. Lacan l’illustre en reprenant le commentaire fait par Ernst Kris d’un cas célèbre de Melitta Schmideberg. Au-delà des interprétations portant sur le récit d’un homme qui se voit en plagiaire, il fait entendre la valeur d’objet que prend pour ce sujet le désir de « rien ».

Où en est-on avec le transfert ?

Les lectures contemporaines du transfert posent pour Lacan trois problèmes menant à un contre-sens dans la direction de la cure : le génétisme, la relation d’objet et l’introjection subjective s’inscrivent dans une lecture du psychisme sous-tendue par l’axe de la constitution chronologique d’un moi fort et cohérent. L’analyse viserait alors l’établissement d’une relation génitale normale. S’éloignant du champ et des moyens de la parole, mis au centre de la cure par Freud, la psychanalyse postfreudienne en est venue à réduire le transfert aux seuls rapports imaginaires, en négligeant les effets de l’inscription du sujet dans le registre symbolique, y compris dans son rapport au corps. Prise dans une logique de normalisation, cette conception fait ainsi l’impasse sur « le mode de présence du sujet au désir 3Lacan J, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », op. cit., p. 608. ».

Comment agir avec son être

Sans l’appui des catégories du réel, du symbolique et de l’imaginaire, l’analyse ne se donne comme unique ressort que celui de l’identification. Lacan interprète au passage la pathologie d’un monde où tout prend valeur d’échange. Le signifiant produit une pente à la numérotation, au classement, à la notification du vivant. Il appelle alors de ses vœux des psychanalystes avertis de cette pente, dégagés de l’illusion comptable du bonheur et sachant diriger une cure selon l’axe du désir. Il introduit ici la notion de désir de l’analyste dans sa dimension éthique. Lacan fait alors un détour afin de saisir tout le poids de l’assujettissement à la langue : le sujet n’a d’autre choix pour faire état de ses besoins que d’adresser à l’Autre une demande. Radicale, cette demande est le mode de relation fondamental du sujet à l’Autre : « Il me demande […] du fait qu’il parle : sa demande est intransitive, elle n’emporte aucun objet 4Ibid., p. 617. ». Cette relation s’ancre dans les toutes premières identifications, porteuses des premières frustrations, indéfectiblement liées à l’appareil signifiant en tant que véhicule de la communication des besoins. La seule réponse possible de l’analyste est celle qui s’appuie sur « la position du transfert 5Ibid., p. 619.».

Il faut prendre le désir à la lettre

En refusant de centrer la théorie analytique sur la notion d’objet, Lacan fait une avancée décisive dans la lecture des névroses. La demande devient l’axe central de la structure du sujet. L’usage des signifiants emportant une part de l’accès au vivant confronte inévitablement le sujet au manque-à-être, ce à quoi répond le désir. C’est sur cette toile de fond que s’établit le transfert et que par-là repassent les signifiants de la demande. Le sujet y est donc intéressé via les coordonnées de son désir. Lacan illustre ce point par l’interprétation du rêve de la belle bouchère et donne à entendre la complexité des masques de l’expression du désir – ici, le détour de l’identification hystérique. Métonymie du manque-à-être, le désir se lit dans le rêve à travers les signifiants employés par le sujet pour produire son rêve. Ils s’organisent selon la métaphore de son désir. Ainsi, le travail de l’interprétation visera à ce que le sujet puisse s’y reconnaître comme désirant, à travers ses propres signifiants. Prendre en compte la logique de la demande dans la cure, c’est donc préserver la place du désir et la reconnaître. La demande mise entre parenthèses – l’analyste n’en satisfaisant aucune – le sujet est orienté, « dirigé et même canalisé 6Ibid., p. 641. » vers l’aveu d’un désir. Le silence de l’analyste anticipe la portée de son acte d’interprétation : produire un retour sur les signifiants refoulés de la demande. En redéfinissant les bases mêmes de la position de l’analyste dans la cure, Lacan insiste sur la dimension éthique en relation avec le champ où s’exerce l’analyse, celui d’abord de la parole. L’analyste vise à ce que l’analysant produise une parole pleine, ce qui n’est pas sans convoquer certaines résistances. Celles-ci sont pour Lacan la marque de l’incompatibilité du désir et de la parole. Il n’y a donc d’autre pouvoir de la cure que celui de mesurer les effets de la vérité d’un désir. Les psychanalystes n’ayant pas su saisir cette dimension,  la psychanalyse s’est fourvoyée dans la pente de la rééducation. Or, s’engager sur la voie de la vérité, c’est automatiquement renoncer au pouvoir, indique Lacan. La tendance de certains psychanalystes à vouloir être bons pour l’analysant existe toujours aujourd’hui. À cette tendance, l’orientation lacanienne ne cesse pas, depuis 1958, d’opposer une éthique du sujet.

Florent Martel

Références
La direction de la cure et les principes de son pouvoir
J. Lacan
Éditeur
Seuil
Année
1966
Plus d'informations

Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966. p. 585-645.

La direction de la cure et les principes de son pouvoir

La direction de la cure et les principes de son pouvoir
J. Lacan
  • 1
    Lacan J, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966,, p. 587.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994.
  • 3
    Lacan J, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », op. cit., p. 608.
  • 4
    Ibid., p. 617.
  • 5
    Ibid., p. 619.
  • 6
    Ibid., p. 641.