Existe-t-il une fin de l’analyse ? Freud a plus de 80 ans lorsqu’il consacre à cette question un article décapant, lucide témoignage de la pierre d’achoppement où l’avait conduit l’expérience d’une vie vouée à la psychanalyse.
Une fois le dispositif installé, ni l’analysant ni l’analyste n’arrivent à en trouver l’issue. Toute l’entreprise analytique, aussi longue soit-elle, se rejoue dans le moment de la sortie, où le lion ne bondit qu’une fois.
Si, grâce à Lacan, le « roc de la castration » n’est plus l’obstacle ultime et indépassable, et si, encore grâce à lui, l’on soutient que les analyses ont une fin, les questions que Freud soulève dans cet article restent d’une pertinence brûlante. Une relecture incontournable pour saisir cet enjeu crucial qui est au cœur d’une analyse, à l’époque et aujourd’hui.
L’expérience nous a enseigné que la thérapie psychanalytique, la libération d’un être humain de ses symptômes névrotiques, inhibitions et anomalies de caractère, est un travail de longue haleine. (p. 13)
S. Freud
[…]
C’est pourquoi, dès le tout début, des tentatives ont-elles été entreprises pour raccourcir la durée des analyses. (p. 13) […]
[Avant] la guerre, j’avais moi-même emprunté une [voie] pour accélérer le déroulement d’une cure analytique […], je recourus héroïquement à la fixation d’un terme. Mais [cette mesure] ne peut donner aucune garantie quant au plein accomplissement de la tâche. On peut au contraire être sûr que, tandis qu’une partie du matériel devient accessible sous la contrainte de la menace, une autre partie reste retenue et est ainsi en quelque sorte ensevelie, perdue pour l’effort thérapeutique. […] Aussi ne peut-on indiquer valablement dans tous les cas quand est arrivé le bon moment pour la mise en pratique de ce moyen technique violent […]. Un mauvais geste n’est plus rattrapable. Le proverbe, selon lequel le lion ne bondit qu’une fois, doit raison garder. (p. 15-19)
Les discussions à propos de la question technique concernant la façon dont on peut accélérer le lent déroulement d’une analyse, nous amènent maintenant à une autre question d’un intérêt plus profond, à savoir s’il existe une fin naturelle à une analyse, s’il est seulement possible de conduire une analyse jusqu’à une telle fin. (p. 19)
On doit tout d’abord s’entendre sur ce que signifie l’expression ambiguë « fin d’une analyse ». (p. 21)
S. Freud
[…]
En pratique, c’est facile à dire. L’analyse est finie quand analyste et patient ne se rencontrent plus pour l’heure de travail analytique. Ils agissent ainsi quand deux conditions sont à peu près remplies, la première, que le patient ne souffre plus de ses symptômes et ait surmonté ses angoisses comme ses inhibitions ; la deuxième, que l’analyste juge que chez le malade, il y a tant de refoulé rendu conscient, tant d’incompréhensible éclairé, tant de résistances internes vaincues, que l’on n’a plus besoin de craindre la répétition des processus pathologiques concernés. Si l’on a été empêché, par des difficultés extérieures, d’atteindre ce but, on parle plutôt d’une analyse incomplète que d’une analyse non finie.
L’autre signification de la fin d’une analyse est beaucoup plus ambitieuse. À ce titre, la question se pose de savoir si l’on a poussé l’influence exercée sur le patient si loin qu’une poursuite de l’analyse ne peut plus promettre d’autre modification. [En] quelque sorte, comme si on avait réussi à dissoudre tous les refoulements qui ont eu lieu et à combler toutes les lacunes de la mémoire. (p. 21)
[La] voie pour satisfaire à des exigences plus grandes envers la cure analytique ne mène pas au raccourcissement de sa durée, ni ne passe par celui-ci. (p. 31)
S. Freud
[…]
Une conférence riche en contenu, présentée par S. Ferenczi en 1927, « Le problème de la terminaison des analyses », se clôt avec l’affirmation réconfortante « que l’analyse n’est pas un processus sans fin, mais peut être menée jusqu’à un terme naturel si l’analyste a la compétence et la patience correspondantes ». Je pense que dans son ensemble, ce texte vaut comme une recommandation de se fixer comme but non pas le raccourcissement mais l’approfondissement de l’analyse. Ferenczi ajoute encore la remarque précieuse qu’il est tout à fait décisif pour la réussite que l’analyste ait suffisamment appris de ses propres « errances et erreurs », et qu’il ait prise sur « les points faibles de sa propre personnalité ». Cela offre un complément important à notre sujet d’étude. (p. 81)
Non seulement la constitution du Ich du patient, mais aussi la singularité de l’analyste, exigent d’avoir leur place parmi les facteurs qui influencent les perspectives de la cure analytique et la rendent difficile, à la manière des résistances. (p. 81)
S. Freud
[…]
Tout analyste devrait périodiquement, à peu près tous les cinq ans, se faire à nouveau objet de l’analyse sans avoir honte de ce pas. Cela voudrait donc dire que l’analyse personnelle aussi de tâche finie deviendrait une tâche infinie, pas seulement l’analyse thérapeutique du malade.
[…] Je n’ai pas l’intention de prétendre que l’analyse est, à proprement parler, un travail sans conclusion. Quelle que soit la position théorique que l’on adopte face à cette question, la fin d’une analyse est, je pense, une affaire de pratique. […] On ne se donnera pas comme but de polir toutes les singularités humaines en faveur d’une normalité schématique, ou même d’exiger que celui qui a été « analysé à fond » ne ressente plus aucune passion et ne puisse plus développer aucun conflit interne. (p. 87) […]
Il y a presque toujours des phénomènes résiduels, une part qui reste. (p. 41)
S. Freud
[…]
On a souvent l’impression, avec le désir de pénis et la protestation virile, d’avoir traversé toute la stratification psychologique jusqu’au « roc crû1Des unterliegenden gewachsenen Felsen : « le roc qui a crû en dessous ». Le cristal de la langue française nous offre l’équivoque, à l’oral, entre croire et croître. Croire ou ne pas croire en l’absence du pénis chez une femme, c’est la question. Ndt. » et d’être ainsi arrivé à la fin de son action. (p. 93)
[…] À aucun moment du travail analytique on ne souffre davantage du sentiment oppressant d’un effort répété sans succès, de « prêcher aux poissons », que lorsqu’on veut inciter les femmes à abandonner leur désir de pénis comme irréalisable, et quand on veut persuader les hommes qu’une position passive vis-à-vis de l’homme n’a pas toujours la signification d’une castration et qu’elle est indispensable dans bien des relations de la vie. (p. 93) […]
Le refus de la féminité [est] une part de cette grande énigme du sexe. (p. 93-95) […]
Donc, il semble presque qu’analyser serait le troisième de ces métiers « impossibles »… (p. 83)
S. Freud
[…]
… dans lesquels on peut être sûr dès le début, d’une réussite insuffisante. Les deux autres, connus depuis bien plus longtemps, sont éduquer et gouverner. Que le futur analyste soit un homme accompli avant de s’occuper d’analyse, que seules des personnes d’un si haut et d’un si rare accomplissement se tournent vers ce métier, de toute évidence on ne peut l’exiger. Mais où et comment le pauvre malheureux devrait-il acquérir cette aptitude idéale dont il aura besoin dans son métier ? La réponse sera : dans l’analyse personnelle avec laquelle commence sa préparation à son activité future. […] Sa tâche est remplie si elle apporte à l’apprenti la ferme conviction de l’existence de l’inconscient. (p. 83-85)