Le congrès de l’École freudienne de Paris (EFP), tenu à La Grande-Motte en 1973, est marqué par une organisation qui « comble 1 » particulièrement Lacan. Contrairement à d’autres expériences de congrès, il peut « non pas conclure mais contribuer 2» au corpus psychanalytique en continuité avec ses réflexions sur la passe, la transmission et la place de l’analyste.
1 Lacan J., « Intervention au Congrès de l’EFP à La Grande-Motte », Lettres de l’École freudienne de Paris, n° 15, juin 1975, p. 69.
2 Ibid.
Contexte historique et enjeux politiques
Nous sommes en 1973. L’année précédente, Lacan a tenu le Séminaire Encore, qui marque un tournant dans son enseignement. Le 1er janvier 1973, il écrit la postface au Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, où il revient sur la distinction entre ce qui se lit, ce qui se dit et le dire, autant d’axes qui traverseront son intervention à La Grande-Motte.
Ayant fait à l’EFP une proposition sur le psychanalyste de l’École, Lacan a rédigé en avril 1973 la Note italienne à l’intention de ceux qui ont le désir de créer une École de psychanalyse dont l’entrée se ferait par la passe. Le groupe italien est d’ailleurs présent à ce congrès à La Grande-Motte. Lacan revient sur ce moment particulier : « Vous savez, quand j’ai cogité ça, c’était en 1967 pendant les vacances, j’étais en Italie ; je suis rentré et tout en faisant cette chose qui s’appelle la Proposition, je me disais : “Mais quelle mouche te pique ; ça va provoquer Dieu sait quoi !” 1Lacan J., « Intervention au Congrès de l’EFP à La Grande-Motte », Lettres de l’École freudienne de Paris, n° 15, juin 1975, p.70. ». Le débat sur la formation des analystes et la question du dispositif de la passe est donc encore au cœur de la tourmente en ce 2 novembre 1973. Lacan le souligne avec force : « [Si] je l’avais faite en mai 1968, on aurait dit “il est induit !” Je ne suis pas induit. Je ne suis jamais induit. Je suis produit. 2Ibid. »
Ce désir de transmission de la psychanalyse, Lacan l’a également mis en acte à la télévision, en acceptant d’enregistrer un dialogue avec Jacques-Alain Miller qu’il présente comme « celui qui m’interroge sait aussi me lire 3Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 509.». L’émission intitulée « Psychanalyse », diffusée sur l’ORTF en mars 1974, est saluée par Lacan comme « une réussite incroyable 4Lacan J., « Intervention au Congrès de l’EFP à La Grande-Motte », op. cit., p. 71. ». Le texte rédigé à Noël 1973 à partir de ce dialogue paraît sous le titre « Télévision » en série avec « Radiophonie » et ses Écrits. Il souligne : « C’est strictement conforme à mon idée de ce qu’il en est du dire. Le dire ça laisse des déchets. 5Ibid. » Cette prise de parole s’appuie aussi sur le travail de rédaction de la préface à l’édition allemande des Écrits, parue un mois avant le congrès 6Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits« , Autres écrits, op. cit., p. 553-559. , à laquelle il se réfère explicitement et où il déploie une réflexion sur le sens et le signe.
Sens du sens et fuite du sens
Lacan s’arrête sur la question du sens du sens, en référence à un ouvrage The Meaning of Meaning écrit par deux auteurs anglais néopositivistes, C. K. Ogden et I. A. Richards, et paru en 1923. Il dit : « Et la question qui est posée par ce terme, qu’est-ce que c’est le sens du sens, est-ce une question ? 7Lacan J., « Intervention au Congrès de l’EFP à La Grande-Motte », op. cit., p.72. » Pour Lacan, « si on pose une question, c’est qu’on a la réponse. […] Eux l’avaient peut-être déjà, mais sûrement pas moi. 8Ibid. » Le sens du sens renvoie à l’idée de fuite, de l’écoulement : « Ce terme ”fuite” est à entendre comme d’un tonneau […] et pas du tout d’une détalade, qu’elle soit dans quelque sens que vous voudrez. 9Ibid. » Les effets de ce discours sont donc incalculables et participent de l’énigme. Pour avancer sur ce point du sens du sens, Lacan choisit de l’opposer au signe du signe. Il est alors question de déchiffrage.
Travail de déchiffrage et de chiffrage
Le signe doit être déchiffré et exige la fonction du chiffre. « C’est ce qui désigne le signe comme signe. 10Ibid. » Le chiffrage vient au secours de l’énigme. Il existe alors une dit-mension du sens nouée à celle du signe. On en déduit un dit du sens et un dit du signe, mais le sens ne révèle pas tout de la structure du signe. Il y a un reste, il y a un trou. « Un message même déchiffré peut rester une énigme. 11Ibid., p. 73. » L’exemple pris par Lacan est celui des formations de l’inconscient, lesquelles sont à déchiffrer.
Lacan explique que Freud s’est arrêté sur la question de la structure lors de sa découverte du sens sexuel. Or, si on s’appuie seulement du sens sexuel pour se repérer dans la structure, on ne peut s’orienter, car « sous aucun signe le sens ne s’inscrit d’un rapport significatif 12Ibid. » ou, plus précisément, comme il l’écrit dans la préface, « sous aucun signe, le sexe ne n’inscrit d’un rapport 13Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits« , Autres écrits, op. cit., p. 553. » . En somme, il n’existe pas de rapport entre signe et sens quant au sexuel. « L’inconscient tout seul fait ce travail du chiffrage […] qu’il nous faut défaire dans le déchiffrage 14Lacan J., « Intervention au Congrès de l’EFP à La Grande-Motte », op. cit., p. 73.». Avec Freud, on sait que l’inconscient ni « ne pense, ni ne calcule ni ne juge 15Ibid.».
Chiffre et nombre, la question du réel
« L’embrouille – car c’est exactement fait pour ça, pour l’embrouille – commence à l’ambiguïté du mot “chiffrer”. 16Ibid. » Si le chiffre fonde l’ordre du signe, il permet d’écrire les nombres qui, eux, sont du réel. Chiffrer se distingue de compter car, même s’il a un sens, le nombre fait couple avec la jouissance. La parole ne peut inscrire le réel du rapport sexuel. Le langage ne peut en garder une trace qu’à travers la jouissance de l’acte sexuel, et seulement au prix « d’une chicane infinie 17Ibid., p. 78. ».
Pour l’être vivant qui habite le langage, le nombre peut donner un aperçu du réel, car il est un reste du rapport sexuel qui est inaccessible. Le nombre est donc précieux. Si le langage constitue bien un logis, il expose aussi à la futilité du sens, qui ne cesse de fuir et de vouloir boucher les trous – à l’image du discours de la science, qui y parvient toujours. La télévision, produit de cette logique, en est la preuve. Les inventeurs de ce « petit machin 18Ibid., p. 76. » étaient sûrs de leur réussite, car la science avait authentifié les ondes.
L’appui du signe
Lacan invite les analystes à s’appuyer sur le solide du signe, par opposition au sens toujours fuyant, car « le symptôme, c’est un nœud de signes 19Ibid., p. 77.». En fait, « ce qui fait entrée dans la matrice du discours, ce n’est pas le sens mais le signe 20Lacan J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits« , Autres écrits, op. cit., p. 558». L’interprétation se fonde sur le sens, mais ses effets sont incalculables ; elle fait signe.
Si l’inconscient témoigne d’un réel inaccessible, c’est le nombre qui offre un accès au réel. D’où la nécessité, pour Lacan, de réviser la logique, notamment à partir de la catégorie de la contingence et du singulier. Lacan y voit la chance que chacun puisse apporter son expérience, car de là peut émerger une cristallisation, c’est-à-dire « les points nœuds, les points de précipitation qui feraient que le discours analytique ait enfin son fruit 21Lacan J., « Intervention au Congrès de l’EFP à La Grande-Motte », op. cit., p.80.».
