Cartello, 12

Le corps à l’œuvre

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03/07/2016
Valentine Dechambre

Le signifiant « inter-cartel », est associé pour moi à mes débuts dans l’analyse. Je garde ainsi le souvenir vif de l’inter-cartel qui avait eu lieu au Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne. Je me souviens d’y avoir entendu des interventions d’AE et j’avais été frappée par leur énonciation, par la façon dont ils faisaient entendre ce dont j’avais déduit qu’il pouvait être attendu d’une analyse : une parole qui respire autrement. À cette époque, le parlêtre n’était pas encore un signifiant en vogue dans notre champ, mais je saisissais dans cet art de bien dire combien le corps était « dans le coup », et non pas « à côté », dans ce qui s’entendait de ce qui se disait.

Le terme « inter-cartel » a pour moi une valeur agalmatique pour ce que j’y rencontrais : le nouveau d’une dimension de la parole propre au discours analytique, et aussi un rapport au savoir, celui dont il est question dans cette structure de travail inédite créée par Lacan.

Le cartel

Jacques Lacan, par l’Acte de fondation de son École, décide en 1964 de faire du cartel l’organe de base de son École. Plutôt que sur des séminaires ou des cours magistraux, la formation du psychanalyste reposera sur « une élaboration soutenue dans un petit groupe1Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229. Lire aussi ici.». La question de l’ancienneté ou du bagage universitaire est reléguée au rang d’accessoires. Ce qui compte, c’est la mise du désir de chacun et la structure du cartel : 4 + 1. Lacan référait son choix du terme de cartel à l’italien Cardo, qui signifie gond2Ibid., p. 234.. Un dispositif qui appelle au réveil !

Lors d’une intervention à une soirée des cartels en 19863Miller J.-A., « Cinq variations sur le thème de l’élaboration provoquée », lire ici., Jacques-Alain Miller proposait la formule « une élaboration provoquée » pour définir l’expérience singulière de travail dans un cartel, et plus particulièrement concernant la fonction du plus-un. « Le travail, dit-il, est suscité toujours par un appel, un appel de provocateurs qui va chercher ce qui est latent et qu’en appelant, il révèle. Voire qu’il crée. L’appel au travail, c’est le coup de clairon pour le réveil. » J.-A. Miller souligne la nécessité de cette « provocation au travail » du fait « qu’il n’y a nulle vocation au travail. Il y aurait plutôt vocation à la paresse. C’est un thème d’économistes : comment provoquer au travail les travailleurs dont la pente, depuis l’installation du discours capitaliste, serait de se la couler douce ? Par quels stimulants matériels ou par quels stimulants idéologiques ? En fait, la stimulation est toujours signifiante. » C’est pourquoi J.-A. Miller trouve chez Socrate un modèle de la fonction du plus-un pour « les élaborations qu’il provoquait chez ces interlocuteurs » et rebaptise les dialogues de Platon en « élaborations provoquées ». Cette référence au dialogue socratique permet de saisir que la rencontre de la vérité et du savoir relève davantage du dialogue et de l’échange que de la solitude. À l’époque du tout virtuel et de l’accès à un savoir illimité via un puissant moteur de recherche, épinglé par J.-A. Miller d’une référence autistique – celle d’un savoir dans la poche4Miller J.-A., « En direction de l’adolescence », Interpréter l’enfant, Paris, Navarin éditeur, 2015 p. 197.», le cartel se présente comme ce lieu paradigmatique d’élaboration où chacun peut – à partir de sa question – produire des bouts de savoir dans un échange avec les autres membres de son cartel comme autant de corps à l’œuvre.

Le corps à l’œuvre

La plupart des interventions de cartellisants de ce numéro porte sur des artistes et auteurs contemporains, sur les inventions sinthomatiques extra-ordinaires par quoi ils ont réussi ce tour de force – ou de farce5Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », Scilicet, Paris, collection rue Huysmans, 2015, p. 30.», dit J.-.A Miller – à se faire un nom à partir de leur art, leur artisanat. L’artiste court-circuite le détour, celui énorme du temps d’une analyse. Avec les restes de réel, des S1 de jouissance non symbolisables, incurables, il fait son miel, pourrait-on dire. Lacan conceptualise la fin de l’analyse pour le parlêtre, à partir de ce savoir-faire de l’artiste avec les restes de jouissance, un faire évidé de toute finalité signifiante.

Dans sa conférence d’introduction au prochain Congrès de l’AMP, J.-A. Miller amène la question du mystère que constitue le corps parlant, « résultat, dit-il, de l’emprise du symbolique sur le corps, écho d’un trauma primordial, trace du vivant de lalangue dans le corps ». Faire une analyse touche à ce mystère et vise ce réel, hors sens, irreprésentable, qui constitue le vivant du parlêtre. Par ses productions, l’artiste ne se fait-il pas passeur de ce mystère même du corps parlant ? Il le fait d’une façon des plus directes, sans l’embarras de la signification – impuissante à saisir cette trace du vivant qui anime le parlêtre.

Comme l’a dit Véronique Lamare lors d’une récente exposition : « tenter de donner corps à cette part de réalité, imperceptible pour la vision humaine6Lamare V., Plaquette de l’exposition au FACTS de Talence, « Cette part de beauté qui nous échappe ».». Pierre Boulez, ce compositeur majeur du xxe siècle qui nous a quittés début janvier, transmettait cela aux générations de musiciens à venir : « Il reste primordial de sauvegarder le potentiel d’inconnu enclos dans un chef d’œuvre7Boulez P., Penser la musique aujourd’hui, Paris, Gallimard, 1963, p. 182.». Ce « potentiel d’inconnu » au cœur de l’œuvre ne consonne-t-il pas au plus juste avec ce dire de Lacan : « Et ce que l’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage8Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 127.».

Les interventions que vous lirez dans ce numéro, produits de travail de cartel, comportent ce dépassement – au-delà de la thèse présentée – qui donne à chacune cette touche singulière de poésie. J’ai eu grand plaisir à les lire, et vous souhaite une rencontre fructueuse avec leurs auteurs.

Valentine Dechambre est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.

 


  • 1
    Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229. Lire aussi ici.
  • 2
    Ibid., p. 234.
  • 3
    Miller J.-A., « Cinq variations sur le thème de l’élaboration provoquée », lire ici.
  • 4
    Miller J.-A., « En direction de l’adolescence », Interpréter l’enfant, Paris, Navarin éditeur, 2015 p. 197.
  • 5
    Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », Scilicet, Paris, collection rue Huysmans, 2015, p. 30.
  • 6
    Lamare V., Plaquette de l’exposition au FACTS de Talence, « Cette part de beauté qui nous échappe ».
  • 7
    Boulez P., Penser la musique aujourd’hui, Paris, Gallimard, 1963, p. 182.
  • 8
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 127.