Cartello, 19

Le cartel sans y penser

22/12/2017
Pierre Sidon

Je ne vais pas dire que j’aime le cartel. Je dirais plus : je ne pourrais pas m’en passer. Je ne pourrais plus m’en passer et je m’en suis passé… pendant tout un temps. En commençant ainsi, j’introduis le cartel comme symptôme.

Après un premier temps où j’ai pratiqué le cartel presque naïvement, comme tout le monde, comme l’équivalent officiel de l’École d’un « groupe de travail », j’ai ensuite, sans m’en rendre compte, privilégié un groupe de travail avec ce que Lacan appelle, pour un homme, « son symptôme ». Soit : un binôme. On appelle ça ailleurs aussi un couple… Après l’analyse d’une certaine cristallisation qui m’avait mené à ne plus croire autant à ce symptôme, l’absence de cartel a commencé à faire symptôme pour moi en tant que nécessité de renouveler mon lien à la psychanalyse, mon lien à la psychanalyse comme partenaire. Dans ce moment, quelque chose ne tenait plus comme avant dans le rapport à l’Autre : un « petit tour du côté de chez rien1Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Du symptôme au fantasme et retour », (1982-1983), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 3 novembre 1982, inédit.» − l’effet d’une analyse.

Jacques-Alain Miller explique que « le cynisme de la jouissance, c’est une bêtise s’il y a arrêt sur le fantasme », que « la voie de retour vers l’Autre, expérience faite de sa faille, c’est autrement plus calé.2Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Extimité », (1985-1986), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 15 janvier 1986, inédit.» Ce retour vers l’École comme Autre à qui l’on s’adresse, en plus de l’analyste, a naturellement réemprunté la voie du cartel, entre autres activités, et ce, de façon soutenue. L’ultime développement de ce mouvement, qui est de « ne pas rester dupe de son fantasme après l’avoir aperçu, sans faire retour vers l’Autre3Ibid.», a trouvé d’ailleurs, dans la situation politique des dernières élections présidentielles, son aboutissement. L’Autre auquel nous nous sommes adressés alors était cette fois-ci non plus seulement la société (ça avait été le cas précédemment) mais aussi le politique. C’est dire l’étendue des conséquences de ce rebroussement vers le lien social après un certain point dans l’analyse.

Je m’étais donc articulé un temps à l’École par le truchement du partenaire du couple, j’avais analysé cette nécessité qui n’était plus et avais vécu un moment de solitude avant de me réarticuler différemment, en mon nom, à cette communauté de travail.

Mais le symptôme, c’est un en effet un peu un ambocepteur (le terme est utilisé par Lacan dans « Fonction et Champ de la parole et du langage »). Il a deux faces : une qui s’articule avec le singulier, la jouissance, l’objet a, et l’autre avec ce qui est social, le sujet comme effet du grand Autre. C’est S(⒜). C’est non seulement par le symptôme qu’on s’articule avec le lien social, mais plus encore : « le lien social, c’est le symptôme4Miller J.-A., La Conversation d’Arcachon, Paris, Le Paon, Agalma, 1997, p. 193.».

M’est venue l’évocation du film Le sens de la fête5Film de Éric Toledano et Olivier Nakache, 2017., où une fête de mariage flirte en permanence avec le fiasco tandis que se construit finalement la réussite de l’ensemble de l’entreprise : le mariage, l’entreprise qui l’organise, les projets personnels, amoureux et sexuels des protagonistes. Et tout ça sur fond de ratage absolu de chacun et de chaque relation. C’en serait presque faussement comique si le tragique n’était pas nécessairement au principe du comique puisqu’il s’agit de la castration. On est au bord du malaise en permanence car il s’agit du sinthome qui fait le tissu, ou même, qui est le lien social. Bref, c’est une équipe de bras cassés, et c’est ça la vie justement. C’est ça la vie et c’est ça le cartel.

Quand on fait une analyse, on finit par fréquenter de plus en plus de gens qui font une analyse. Mais il ne s’agit pas, en matière de cartel, de se « fréquenter ». Le cartel est une task force où chacun poursuit sa propre tâche. On le voit d’ailleurs à la manière dont chacun dérive librement sur le sujet qu’il a choisi, toujours à tracer son propre sillon, presque indépendamment du sujet commun ! Mais il y a une bataille commune : « ce n’est pas moi qui vaincrai, c’est le discours que je sers », dit Lacan. Mais chacun est travaillé et travaille à partir de son symptôme, et néanmoins, le cartel, c’est un groupe. Il est plutôt petit mais juste assez grand pour qu’un lien social caractérise son fonctionnement. L’analyse aussi est un lien social, mais c’est le seul qui soit à deux, dit Lacan. Quant au couple, on est toujours trois, dit encore Lacan ! Encore un effort et nous voilà à quatre ! À partir de quatre, quatre-cinq, on est dans le réel affirme Lacan dans …ou pire. Est-ce pour cela que Lacan a situé à quatre le nombre minimum pour constituer un cartel ? Et pourquoi pas plus ?

On sait que Lacan s’est inspiré des petits groupes de Bion et Rickmann pour construire son cartel sur lequel il fonde son École. On retrouve dans les Autres écrits son hommage lyrique extrêmement beau à l’inventivité de ces auteurs qualifiés d’héroïques, comme toute la nation anglaise6Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 101.. Et, toutes proportions gardées, on ne peut pas ne pas penser au film précité quand on y relit l’expression : « trouver dans l’impasse même d’une situation la force vive de l’intervention ». L’École, disait jadis un analyste, c’est à la fois l’armée et l’hôpital de l’armée. Non pas qu’il s’agisse de deux catégories séparées : c’est la même. Nous sommes tous des gueules et des bras cassés. Voilà le sens du symptôme et le lien social qui se constitue des symptômes comme ambocepteurs entre le sujet et le groupe. C’est un lien social différent de celui qui se construit par élimination des symptômes dès qu’apparaît une difficulté. Lien qui se profile dans la société si l’on n’y prend garde. Dans le petit groupe, écrit Lacan, « d’être groupés entre eux, ces sujets se montrent-ils aussitôt infiniment plus efficaces, par une libération de leur bonne volonté, corrélative d’une sociabilité dès lors assortie7Ibid., p. 105.». Un petit groupe donc, et pas une foule. Le cartel est bien formé pour fonder une École du symptôme. Et à l’horizon, pourquoi pas un projet de société des symptômes. Ce ne sont pas les Nations Unies, ce sont les Symptômes Unis qu’il faudra faire.

J’ai donc repris les cartels et cela est une condition nécessaire de mon engagement, vital, dans la psychanalyse. Mais à ce moment-là, il est arrivé aussi que l’on me demande plus souvent de faire fonction de plus-un. Ça m’a réellement posé problème parce que ma position subjective était plutôt, de façon surdéterminée, du côté de l’élève : le bon, le dissipé, le prometteur et le décevant… Mais toujours l’élève. Alors que naïvement, imaginairement, on peut se figurer le plus-un du côté du Maître. Évidemment on sait que ce n’est pas ça, on ânonne que non mais quand même, quand on commence à vous demander d’être plus-un, c’est en général que vous voyez apparaître les premiers signes que vous n’êtes plus le petit jeune. Cela m’a fait le même effet que quand on a commencé à m’appeler Monsieur respectueusement. J’ai mis du temps… Comme je ne voulais pas qu’il y ait de malentendu, je prévenais que je n’étais pas un puits de savoir ou que je ne fétichisais pas le savoir, et que je préférais les cartels cliniques ou de recherche sur un thème plutôt que de lecture – avec toujours l’envie de m’échapper, de m’évader. Pourtant occuper cette place ne m’a jamais posé problème. Je ne théorisais pas, je n’enseignais pas, j’échangeais à-partir de ce que j’avais lu ou vu. Ni Maître ni analyste, je travaillais avec les autres. Je n’ai jamais eu à vivre de crise de cartel et l’affect prédominant dans ces groupes m’a très souvent paru être une joie de travailler ensemble où, peut-être, plus qu’à mon tour, souvent, je parle… comme je suis.

J’ai pu découvrir plus tard, la théorisation de Jacques-Alain Miller sur l’élaboration provoquée8Miller J.-A., « Cinq variations sur le thème de l’élaboration provoquée », Soirée des cartels, intervention à l’École le 11 décembre 1986, d’abord paru dans la Lettre mensuelle, no 61, juillet 1987. Voir aussi ici.», situant la fonction plus-un comme agent, lui-même divisé, mais « agent provocateur » ! Mais on se provoque soi-même aussi à condition de ne pas se prendre pour le plus-un. Au point qu’il est souvent bien difficile d’aller se coucher après une séance réussie. La fonction du plus-un, Jacques-Alain Miller la situe comme celle de l’agent dans le discours hystérique : bon sang mais c’est bien sûr !

Pierre Sidon est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.

 


  • 1
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Du symptôme au fantasme et retour », (1982-1983), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 3 novembre 1982, inédit.
  • 2
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Extimité », (1985-1986), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 15 janvier 1986, inédit.
  • 3
    Ibid.
  • 4
    Miller J.-A., La Conversation d’Arcachon, Paris, Le Paon, Agalma, 1997, p. 193.
  • 5
    Film de Éric Toledano et Olivier Nakache, 2017.
  • 6
    Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 101.
  • 7
    Ibid., p. 105.
  • 8
    Miller J.-A., « Cinq variations sur le thème de l’élaboration provoquée », Soirée des cartels, intervention à l’École le 11 décembre 1986, d’abord paru dans la Lettre mensuelle, no 61, juillet 1987. Voir aussi ici.