Cartello, 11

Entre élaboration et élucubration

Le cartel, l’analyse et la passe

01/12/2015
Laurent Dupont

Élaboration et élucubration sont deux signifiants convoqués par Lacan et repris par Jacques-Alain Miller à plusieurs reprises. De Lacan, j’extrairai cette référence que j’ai travaillée en cartel : « Le langage est une élucubration de savoir sur lalangue1Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 127.». Pour Jacques-Alain Miller, je renvoie par exemple au texte fondamental sur le cartel : « Cinq variations sur le thème de l’élaboration provoquée2Miller J.-A., « Cinq variations sur le thème de l’élaboration provoquée », La Lettre mensuelle de l’ECF, n° 61, juillet 1987, p. 5-11. Lire aussi ici.».

Le dictionnaire Le Robert nous dit qu’élaborer, c’est « travailler avec soin. Façonner par un long travail. Préparer par un lent travail de l’esprit ». Élucubrer, c’est « travailler à la lueur de la lampe », soit un souci du détail, du point, de la petite lumière. Préparer par un lent travail de l’esprit, travailler à la lueur de la lampe, le point du détail, voilà ce que l’on peut trouver autant dans son analyse, le cartel que la passe.

Cela faisait dix-huit ans que je travaillais dans la publicité quand je m’inscrivis à mon premier cartel. Ce choix de métier avait été fait initialement pour soutenir le désir de mon père qui dirigeait une agence de communication, qu’il voulait que je reprenne à sa suite. Soutenir le désir du père, c’est ce que j’ai toujours fait, à partir d’une rencontre qui m’apparaissait comme toujours ratée. Cette position particulière m’amena à me choisir des pères de substitution. Je creusais un espace dans l’Autre pour me rendre indispensable et ainsi me mettre sous sa protection. Position qui m’avait amené à une certaine réussite sociale ; j’étais un créatif reconnu, je gagnais bien ma vie, une femme, deux enfants, une maison. Mon escabeau. Soit ce sur quoi l’homme se hisse pour se faire beau3Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, novembre 2015, p. 104. Disponible en ligne sur cairn.info..

Si un premier temps d’analyse, au nom du sens, d’un sens œdipien, m’avait permis de mettre un écart avec la demande du père, en ne reprenant pas l’entreprise familiale, un changement d’analyste me fit repérer les coordonnées de ce choix : m’en occuper pour soutenir le père. J’en étais donc au point de me demander si je voulais vraiment ce que je désirais4« Le sujet est appelé à renaître pour savoir s’il veut ce qu’il désire » : Lacan J., « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Paris, Seuil, p.682..

J’ignorais tout de la formation de l’analyste. C’est ainsi que, ayant repéré l’orientation en psychanalyse de mon analyste, je m’adressais à l’ECF pour en savoir plus. Je rencontrais un analyste qui me renseigna : l’analyse, la théorie, la pratique. Je décidais de ne plus lambiner avec mon désir et, en parallèle de mon activité de publicitaire, m’inscrivis aux enseignements de Paris 8, suivis les cours de Jacques-Alain Miller et m’engageais immédiatement dans un cartel. Il m’avait semblé, très tôt, que le cartel était au joint de ces trois grands axes : théorie, pratique, analyse, soit la production d’un savoir sous trois angles différents. Le cartel est donc pour moi un lieu de production d’un savoir, d’élaboration avant tout.

Je pourrais sans doute suivre mon parcours d’analyse jusqu’à ma nomination comme AE, en lien avec le cartel et le contrôle. En effet, dans mon analyse résonnait ce qui se jouait dans le contrôle et dans le cartel.

Le cartel relève d’un choix, choix des collègues, du plus-un, du thème, du sujet de travail. Et parfois, ce choix, apporte ses surprises. Mon premier cartel portait sur une lecture du Séminaire XI de Lacan5Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, (1964), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973., séminaire charnière dans son enseignement et dans sa vie, puisqu’il est le séminaire qui va suivre son excommunication et le renoncement à faire ce qu’il avait prévu, un séminaire sur « Les noms-du-père ». C’est aussi le séminaire de ma date de naissance.

Je me sentais attiré par ce Lacan au désir si décidé ! Première réunion de cartel, nous nous présentons. À mon tour, je dis timidement : « Je ne suis pas psy, je suis publicitaire », fourbissant déjà la position qui me permettra de me loger sous le savoir de l’Autre, le plus-un que je voyais comme celui qui allait me dire, m’apprendre, m’enseigner. Réponse du plus-un : « Ah, avec vous, nous allons apprendre beaucoup. » Retournant le gant, il place le savoir de mon côté, le plus-un n’est pas un père qui sait et sous lequel m’abriter, me voilà déjà au travail de l’élaboration d’un savoir à lui transmettre.

Selon la formule de Jacques-Alain Miller, le plus-un était en place d’agent provocateur6Miller J.-A., « Cinq variations sur le thème de l’élaboration provoquée », op. cit.. Comme sujet de ce premier cartel, j’avais extrait une phrase du Séminaire XI, une citation, sans trop savoir pourquoi celle-là. Ce n’est que bien des années plus tard, que je pus repérer les coordonnées de ce choix. « Où est le fond ? Est-ce l’absence ? Non pas. La rupture, la fente, le trait de l’ouverture fait surgir l’absence – comme le cri non pas se profile sur fond de silence, mais au contraire le fait surgir comme silence7Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 28.. Cette citation renvoie au Cri de Munch. Or, si m’en occuper est ma position fantasmatique, deux objets centraux émergeront durant ma cure : la voix et le regard. Le silence et le tableau convoquent l’un et l’autre. Dans mon témoignage, un rêve de fin d’analyse met en jeu trois tableaux.

Ce choix initial de citation en cartel fut interrogé ensuite dans ma cure et me permit de tourner autour de ces deux objets, de les cerner petit à petit. Mais surtout, le silence fait surgir mon symptôme : la parole, parler à tout prix, parler pour sauver l’autre. Ce qui trouva à s’éterniser dans le dispositif même de la cure. Parler pour tenir.

Et le cri ? Ce n’est que bien plus tard que j’y reviendrai, mais fort de ce premier cartel, lorsque surgira dans ma cure ce signifiant : « sacrifice », je le décomposerai en « Ça crie fils ». Le cri comme un appel, à l’Autre, de l’Autre, entre Che vuoi ? et jouissance opaque au sens et ma place : se faire fils de.

Je n’ai jamais cessé d’être en cartel.

Durant les deux années qui précédèrent ma nomination, j’entrais à l’École alors que je travaillais en cartel la question du corps dans l’interprétation. Je venais de changer d’analyste. Le nouage entre ce qui avait prédominé à ce changement et le choix de ce travail de cartel s’élabora au gré, là encore, des séances d’analyse, de contrôles, et des réunions du cartel. Deux citations travaillées pourraient encadrer ce moment de conclure toutes deux issues de « Joyce le symptôme » : « La parole bien entendu se définissant d’être le seul lieu, où l’être ait un sens8Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, p. 566.». Voilà ce qui prédominait ma prise dans l’éternisation de l’analyse, la parole comme quête d’un sens. Or, dans cette dernière tranche, le sens chutait au rythme des coupures des séances, l’analyste opérait avec son corps, des sons, coupait, piquait dans la jouissance d’une parole qui refusait de céder. L’être voulait avoir un sens, il commençait à avoir un corps. La sortie de la mortification s’accompagnait d’affect, en séance et au dehors. Alors, surgit la mise au travail à l’issue d’une séance de cartel de cette deuxième citation : «Je suis assez maître de lalangue, celle dite française, pour y être parvenu moi-même [voir deux lignes au-dessus, à « l’inintelligible » comme escabeau, pour la « rection du corps »] ce qui fascine de témoigner de la jouissance propre au symptôme. Jouissance opaque d’exclure le sens.9Ibid., p. 570.» Saisissement de la citation, elle-même opaque, qui ne prend pas sens tout de suite mais qui a un effet dans le corps. Cette citation me concerne à partir du symptôme initial qui me fit venir parler à un analyste, jusqu’à ce point où j’en étais et où la parole produisait un affect, un dégoût qui venait faire signal d’une limite.

L’opacité exclut le sens dont la parole habille l’être. Si le dégoût surgit alors de la parole, qu’en est-il de l’être ? Et du sens ? Il reste le rire, la colère, la joie, les pleurs, et la parole qui prend alors un autre tour, celui, comme AE, d’un témoignage, soit d’un écrit qui passe au dire. Et pour tout cela un repère, une limite, le dégoût ; éprouvé du corps échappant au sens, mais pas sans élucubration d’un savoir.

Ainsi, si le cartel est pour moi le lieu incontournable de ma formation avec l’analyse et le contrôle, il l’est en tant qu’élaboration, mais aussi résonance de ce qui se dit ou se travaille dans les réunions même. Ces résons sont autant de points qui se travaillent sous la lampe de la cure et du contrôle. Et dans la passe, s’il y a fin de l’analyse, il n’y a pas fin du cartel, qui reste un lieu d’élaboration pour l’AE et dans lequel je suis toujours engagé.

Laurent Dupont est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.

 


  • 1
    Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 127.
  • 2
    Miller J.-A., « Cinq variations sur le thème de l’élaboration provoquée », La Lettre mensuelle de l’ECF, n° 61, juillet 1987, p. 5-11. Lire aussi ici.
  • 3
    Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, novembre 2015, p. 104. Disponible en ligne sur cairn.info.
  • 4
    « Le sujet est appelé à renaître pour savoir s’il veut ce qu’il désire » : Lacan J., « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Paris, Seuil, p.682.
  • 5
    Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, (1964), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973.
  • 6
    Miller J.-A., « Cinq variations sur le thème de l’élaboration provoquée », op. cit.
  • 7
    Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 28.
  • 8
    Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, p. 566.
  • 9
    Ibid., p. 570.