Cartello, 39

Entre deux rives

12/12/2022
Beatriz Gonzalez-Renou

Le cartel, introduit par Lacan en 1964 en tant que travail de base de son École, est doté d’une architecture qui lui est propre : « trois personnes au moins, cinq au plus, quatre est la juste mesure. PLUS UNE »1Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229.. Plus-un, ce n’est pas n’importe quelle fonction, mais ce n’est pas non plus un grade et encore moins un titre.

Dans « La psychiatrie anglaise et la guerre »2Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, op. cit., p.101-120., Lacan rend compte de son voyage en Angleterre au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Le monde, notamment l’Europe, est à reconstruire. L’armée anglaise a confié à Bion, psychiatre militaire, la prise en charge des soldats gravement touchés par des traumatismes de guerre. Ce sera pour lui l’occasion de mettre en place ses recherches sur la psychologie des petits groupes et de prouver l’éventail des ressources que ceux-ci pouvaient déployer pour venir à bout de tâches difficiles.

Lacan a tiré enseignement de ce qu’il a vu et entendu à l’occasion de ce séjour anglais. L’efficacité étonnante des petits groupes ne l’a pas laissé indifférent. Il retiendra également les inconvénients qu’ils peuvent impliquer.

Or, si nous revenons à l’« Acte de fondation », nous retrouvons très précisément le signifiant « chefferie » comme étant déjà un travers que Lacan tient à écarter de son cartel. Le cartel de Lacan a ceci de particulier : toute chefferie, ainsi que tout penchant à l’identification au groupe, sont à contrer. C’est entre ces deux rives, ou plutôt entre ces deux dérives, qu’il instaure la fonction de Plus-un. Ni chef, ni un parmi les autres. Le Plus-un est censé œuvrer à la faveur d’autre chose.

Toutefois, en 1964, le Plus-un reste encore investi de la fonction de leader, disons classique : il est chargé « de la sélection, de la discussion et de l’issue à réserver au travail de chacun »3Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, op. cit., p. 229..

Faisons un saut temporel : en 1980, dans D’écolage4Lacan J., « D’écolage », Aux confins du séminaire, Paris, Navarin, p. 202., Lacan affine la fonction du Plus-un :  « à charge pour lui de veiller aux effets internes à l’entreprise (le travail) et d’en provoquer l’élaboration »5Ibid., p. 56..

Entre ces deux versions de la fonction de Plus-un, il y a un déplacement. 

Dans cette trajectoire de la tâche qui concerne le Plus-un entre deux moments précis de l’enseignement de Lacan, nous pouvons voir autant une simplification qu’une complexification.

Il n’y a pas de mode d’emploi pour se prêter à la fonction de Plus-un. Comme il n’y a pas non plus de protocole applicable à la position de cartellisant. On s’y engage à partir de son manque, et avec un désir de savoir qui s’adresse au discours analytique.

Se risquer à faire fonction de Plus-un implique un pari sur la possibilité d’aborder un texte à partir d’au moins cinq lectures différentes, soutenues chacune par une question singulière et par ce que Jacques-Alain Miller appelle « le trait propre »6Miller J.-A., « Cinq variations sur le thème de « l’élaboration provoquée » ». de chaque cartellisant.


Beatriz Gonzalez-Renou est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.

  • 1
    Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229.
  • 2
    Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, op. cit., p.101-120.
  • 3
    Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, op. cit., p. 229.
  • 4
    Lacan J., « D’écolage », Aux confins du séminaire, Paris, Navarin, p. 202.
  • 5
    Ibid., p. 56.
  • 6