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Responsabilité et jugement

Hannah Arendt
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Responsabilité et jugement
Hannah Arendt
Éditeur, ville

Payot et Rivages

Pages

368

Année

2009

01/04/2021
Alexandra Fehlauer
  • L’ouvrage Responsabilité et jugement d’Hannah Arendt est un recueil de conférences, d’essais et d’articles écrits de 1959 à 1975. La première partie regroupe des textes traitant de la question de la responsabilité personnelle et collective, notamment sous des régimes totalitaires ; la seconde est consacrée à la question de la capacité de juger dans des domaines aussi variés que ceux des crimes liés à la ségrégation raciale ou à la Shoah.

    Hannah Arendt, née en 1906 à Hanovre et élevée à Königsberg (ville russe aujourd’hui rebaptisée Kaliningrad), est issue d’une famille juive assimilée de la Prusse orientale. Entre 1924 et 1928, elle étudia la philosophie, la théologie et la philologie grecque à Marbourg et à Fribourg auprès de Martin Heidegger, Edmund Husserl et Karl Jaspers. En 1933, à l’âge de vingt-six ans, H. Arendt est contrainte de fuir l’Allemagne nazie et commence alors à s’intéresser à la politique. Se sentant désormais responsable, elle estimait ne plus pouvoir se contenter d’être une simple spectatrice1« Günter Gaus im Gespräch mit Hannah Arendt », émission diffusée le 28 octobre 1964 à la télévision allemande (RFA), vidéo disponible sur Youtube..

    Hannah Arendt a tout d’abord trouvé refuge en France, où elle s’installe jusqu’en 1940. Après quelques semaines passées au camp de Gurs, où elle est alors internée, elle doit de nouveau s’enfuir et s’installe aux États-Unis, pays où elle restera jusqu’à la fin de sa vie. Elle décède en 1975. C’est aux États-Unis qu’Hannah Arendt entame une carrière universitaire dans le domaine de la théorie politique, car elle n’a jamais revendiqué pour elle l’étiquette de philosophe, même si la postérité lui attribue généralement ce titre. Elle a publié un grand nombre d’ouvrages devenus célèbres, dont Les origines du totalitarisme (1951), Condition de l’homme moderne (1960) et le très controversé Eichmann à Jérusalem (1963).

    Les considérations d’H. Arendt sur des thèmes comme la responsabilité et la faculté de jugement restent d’une grande actualité et continuent de résonner pour nous aujourd’hui. H. Arendt a commencé à théoriser à partir de son expérience personnelle des grandes crises du xxe siècle et nous propose des pistes de réflexion sur la politique dans le souci constant d’un « vouloir comprendre2Arendt H., Ich will verstehen. Selbstauskünfte zu Leben und Werk, München, Piper Verlag, 2007.». Bien évidemment, nous pouvons regretter qu’elle ait, bien que contemporaine de Freud et de Lacan, choisi de méconnaître l’apport du discours analytique au malaise dans la civilisation.

    Méconnaissance qui interroge d’autant plus que sa propre réflexion nous semble, par moments, s’approcher de celle des pères de la psychanalyse. Voici quelques extraits de ses élaborations concernant le nazisme : « Il a fallu à beaucoup d’entre nous les vingt années suivantes afin d’y voir clair dans ce qui est arrivé, non en 1933, mais en 1941, en 1942 et en 1943, et jusqu’au bout. Je ne parle pas de la douleur et de la peine personnelle, mais de l’horreur elle-même avec laquelle, comme on peut le voir désormais, aucune des parties concernées n’a encore été capable de se réconcilier.3Arendt H., Responsabilité et jugement, Paris, Payot & Rivages, 2005, p. 63. » Puis elle ajoute : « Il est impensable de comprendre ce qui est réellement arrivé si on ne prend pas en compte la chute presque universelle, non de la responsabilité personnelle, mais du jugement personnel aux premiers temps du régime nazi.4Ibid., p. 65.» Hannah Arendt pose alors cette question : « Comment ont fait les personnes qui n’ont pas collaboré ? » Eh bien, répond-t-elle, « les non-participants, qualifiés d’irresponsables par la majorité, ont été les seuls à oser juger par eux-mêmes. Ils se sont demandé dans quelle mesure ils seraient encore capables de vivre en paix avec eux-mêmes5Ibid., p. 86-87.».

    La philosophe développe ici la question de « pouvoir vivre en paix avec soi-même », problématique qu’elle emprunte à la morale socratique et qu’elle reprend dans un autre texte sous la forme suivante : « Juger, j’appelle cela “parler” ; l’opinion, le jugement, je l’appelle “énonciation de paroles” qui, à la vérité ne s’adresse pas à autrui, qui ne se fait pas non plus au moyen de la voix, mais silencieusement et en se parlant à soi-même6Ibid., p. 139.». Le dialogue solitaire et muet que nous appelons penser, poursuit-elle, ce n’est pas une affaire de méchanceté ou de bonté, et ce n’est pas non plus une question d’intelligence ou de stupidité. Celui qui ne connait pas les rapports entre moi et moi-même (au cours desquels nous examinons ce que nous disons ou faisons) ne sera pas gêné de se contredire ; cela signifie qu’il ne pourra ou ne voudra jamais rendre compte de ce qu’il dit ou fait7Cf. ibid., p. 244.. La faculté de juger (que Kant a découverte) n’est pas la même chose que la faculté de penser. Si penser le deux-en-un du dialogue silencieux actualise la différence au sein de notre identité, alors juger – le produit dérivé de l’effet libérateur de la pensée – réalise la pensée, la rend manifeste dans le monde des apparences. La manifestation du vent de la pensée n’est pas la connaissance ; c’est l’aptitude à dire ce qui est juste et ce qui est injuste, ce qui est beau et ce qui est laid. Et cela peut empêcher des catastrophes, du moins pour moi, dans des moments cruciaux8Cf. ibid., p. 246., déclare-t-elle.

    Ces élaborations d’H. Arendt nous évoquent – lorsqu’elle mentionne le « dialogue solitaire » avec la « voix silencieuse » – la notion du surmoi, sans toutefois que soit prise en considération la dimension pulsionnelle et inconsciente de cette instance. Par ailleurs, sa pensée aurait pu rencontrer, à partir de 1950, le discours de Lacan qui s’intéressait, à son tour, aux questions de la responsabilité et du jugement. « La responsabilité, c’est-à-dire le châtiment, est une caractéristique essentielle de l’idée de l’homme qui prévaut dans une société donnée9Lacan J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 137.», affirme-t-il dans son écrit sur la criminologie. Notion que nous retrouvons sous la plume de J.-A. Miller en ces termes : « Le mot même de responsabilité inclut celui de réponse. […] La responsabilité est la possibilité de répondre de soi-même. […] Le sujet de droit pris sur ce versant de la réponse, c’est le sujet de l’énonciation […]. [Et] la condition pour distinguer le sujet de l’énonciation, souligne-t-il, est qu’il puisse prendre de la distance vis-à-vis de ce que lui-même énonce. […] C’est le sujet capable de juger de ce qu’il dit et de ce qu’il fait10Miller J.-A., « Santé mentale et ordre public », disponible sur le site de L’Envers de Paris».

    Nous percevons quelques similitudes entre le discours d’H. Arendt et le discours analytique, mais H. Arendt n’a, visiblement, pas cherché à en savoir davantage. Cette non-rencontre entre Hannah Arendt et la psychanalyse de son époque est peut-être due à la méfiance qu’inspirait la politique à Lacan, alors qu’elle restait le cheval de bataille d’H. Arendt. Quelle est, au fond, la position de la psychanalyse vis-à-vis du discours politique ? Aux yeux de Lacan, fait remarquer J.-A. Miller, « la politique procède par identification, elle manipule des signifiants-maîtres, elle cherche par là à capturer le sujet. Celui-ci […] ne demande que ça, étant, comme inconscient, en manque d’identité, vide, évanouissant11Miller J.-A., « Lacan et la politique », Cités, no16, avril 2003, p. 111.». Pour Lacan, souligne-t-il, « la psychanalyse est l’envers de la politique. […] [Car] la psychanalyse va contre les identifications du sujet, elle les défait une à une, les fait tomber comme les peaux d’un oignon. De ce fait, elle rend le sujet à sa vacuité primordiale, ce qui, du même coup, dégage le fantasme inconscient qui ordonnait ses choix et sa destinée, et isole ce qui le supporte, de quelque nom qu’on l’appelle le quantum de libido, l’objet petit a, le condensateur de jouissance12Ibid., p. 112.».

    En tout état de cause, « la psychanalyse, elle, n’est pas une politique, mais une éthique, qui s’exerce en sens contraire13Miller J.-A., Ibid., p. 123.».

    Le xxe siècle, qui était donc celui d’Hannah Arendt, fut celui des idéaux et des idéologies qui impliquaient la croyance en un Autre idéalisé, y compris l’Autre du discours politique.

    La rencontre manquée entre H. Arendt et le discours analytique ne s’origine-t-elle pas aussi, du moins en partie, dans un besoin vital de cette dernière de continuer à croire, malgré tout, à un certain idéal ? La question mérite d’être étudiée de plus près.

  • 1
    « Günter Gaus im Gespräch mit Hannah Arendt », émission diffusée le 28 octobre 1964 à la télévision allemande (RFA), vidéo disponible sur Youtube.
  • 2
    Arendt H., Ich will verstehen. Selbstauskünfte zu Leben und Werk, München, Piper Verlag, 2007.
  • 3
    Arendt H., Responsabilité et jugement, Paris, Payot & Rivages, 2005, p. 63.
  • 4
    Ibid., p. 65.
  • 5
    Ibid., p. 86-87.
  • 6
    Ibid., p. 139.
  • 7
    Cf. ibid., p. 244.
  • 8
    Cf. ibid., p. 246.
  • 9
    Lacan J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 137.
  • 10
    Miller J.-A., « Santé mentale et ordre public », disponible sur le site de L’Envers de Paris
  • 11
    Miller J.-A., « Lacan et la politique », Cités, no16, avril 2003, p. 111.
  • 12
    Ibid., p. 112.
  • 13
    Miller J.-A., Ibid., p. 123.