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La sainteté

André-Jean Festugière
Références
La sainteté
André-Jean Festugière
Éditeur, ville

PUF

Année

1942

01/10/2021
Karim Bordeau
  • La sainteté chrétienne et l’être-saint

    Plus on est de saints, plus on rit, c’est mon principe, voire la sortie du discours capitaliste1Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 520..

    1. Un instant de voir

      Dans son cours intitulé « Du symptôme au fantasme et retour », Jacques-Alain Miller convoque un éminent érudit quant à la problématique lacanienne de la sainteté : « Il s’agit pour nous du saint, et dont Lacan, comme vous le savez, identifie la position à faire le déchet, c’est-à-dire à tout souffrir. Si j’avais eu un peu plus de temps pour travailler, j’aurais développé cette position-là, en particulier à partir du petit opuscule d’un auteur que Lacan, je le suppose, aimait bien, puisqu’il l’a cité dans son Séminaire des Psychoses. Il s’agit de Festugière, aujourd’hui disparu, qui était un érudit tout à fait méritoire. Il n’était pas un saint mais il avait consacré beaucoup d’études à la sainteté2Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Du symptôme au fantasme et retour », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 2 mars 1983, inédit. Pour mémoire, c’est dans sa leçon du 1er février 1956, consacrée à la structure de Dieu dans le délire de Schreber, que Lacan évoque Festugière. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 142. L’ouvrage d’André-Jean Festugière cité par Lacan s’intitule Épicure et ses dieux, Paris, PUF, 1946.». Suivant ces précieuses indications, nous nous sommes reportés à l’ouvrage auquel Miller se réfère : La sainteté, d’A.-J. Festugière. Nous avons suivi pas à pas la démarche logique de Festugière en l’articulant à quelques textes de Freud et Lacan relatifs à la difficile problématique de la sainteté.

      Approches topologiques de la sainteté

      Dans cette remarquable étude, le Père Festugière entend cerner topologiquement la notion de sainteté : « Ainsi, serrant toujours davantage notre problème, lui fixant des limites de plus en plus étroites comme par une suite de cercles concentriques d’un rayon toujours plus court, atteindrons-nous, je l’espère, l’objet propre de ce petit livre : définir la sainteté chrétienne.3Festugière A.-J., La sainteté, Paris, PUF, 1942, p. 10.»

      C’est dans cet esprit que Lacan inscrit sur la surface d’un tore un curieux syllogisme qu’il a trouvé dans les écrits du logicien Peirce : « Tous les saints sont des hommes, tous les hommes sont passionnés, donc tous les saints sont passionnés.4Lacan J., Le Séminaire, livre ix, « L’identification », leçon du 23 mai 1962, inédit.» D’un point de vue aristotélicien, nous aurions donc une série de trois cercles concentriques : un premier comportant les êtres affectés de passion, incluant lui-même le cercle des hommes, lequel comprend celui des êtres saints : « Il ramasse cela, souligne Lacan, parce que vous devez bien sentir, dans un tel exemple, que le problème est bien de savoir où est cette passion prédicative, la plus extérieure de ce syllogisme universel, de savoir de quelle sorte de passion revient au cœur pour faire la sainteté.5Ibid.» Peut-être n’est-il pas inutile, ici, de préciser comment Lacan critique l’emploi, dans le cadre de la logique aristotélicienne, des cercles d’Euler : « Ce qui fut, soulève-t-il, à son départ oublié, c’est que l’objet dont il s’agit – fût-il le plus pur – c’est, ça a été, ce sera  quoi qu’on y fasse – l’objet du désir, et que s’il s’agit de le cerner pour l’attraper logiquement, c’est-à-dire avec le langage, c’est que : d’abord il s’agit de le saisir comme objet de notre désir, l’ayant saisi, de le garder, ce qui veut dire l’enclore, et que, ce retour de l’inclusion au premier plan de la formalisation logique y trouve sa racine dans ce besoin de posséder où se fonde notre rapport à l’objet en tant que tel du désir. […] Et chacun sait que tout ce que nous voulons posséder […] pour le désir, et non pour la satisfaction d’un besoin, nous fuit et se dérobe6Ibid.». C’est bien ce dont il s’agit dans les articulations de Festugière : le saint, comme objet-déchet, nous échappe dans « un certain mouvement de tourbillon7Ibid. Il convient de souligner que dans son texte récemment publié, « Mise en question du psychanalyste », Lacan reprend le syllogisme de Pierce et articule la position du saint comme objet de la façon suivante : « On ne peut mieux fouetter le besoin d’articuler en quoi la passion du saint s’oppose aux passions dites humaines, juste d’en prendre ce dont elles excluent la connaissance, à savoir la fonction de l’objet telle que nous allons la définir comme cause du désir. Faisant qu’à cet objet le saint s’identifie, dans la fin, aux confins de tout espoir, d’éveiller en Dieu un désir qui réponde à celui où le saint s’efforce à pénétrer sa jouissance. » (Cf. Lacan J., « Mise en question du psychanalyste », Ornicar ?, Lacan Redivivus, Navarin éditeur, 2021, p. 96). Soulignons également que dans ce même texte, Lacan entreprend une critique et une réforme de l’usage des cercles d’Euler dans la logique, en y incluant les notions topologiques de trou et de bord. (p.66-73 ; p. 83-97).».

      Une étude à la lettre

      D’autre part, l’étude du Père Festugière s’attache essentiellement « à l’histoire du sens de certains vocables pour en suivre l’évolution depuis l’Iliade jusqu’aux Pères8Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 10.». Quelques signifiants seront à cet égard pivots dans la démarche logique de notre auteur : par exemple, les épithètes grecs hagnos et hagios désignant la qualité d’être-saint ; ou encore les substantifs agapè et érôs relatifs à la problématique de l’amour dans la sainteté.

      Dans un autre registre, Festugière distingue « une sainteté d’état »,d’ »une sainteté individuelle9Ibid., p. 8.». La première affecte et les choses et les personnes, en ce qu’elle les sépare du profane et les rapporte à un monde surnaturel par « une relation extrinsèque » et « physique ». La seconde tient plutôt au comportement individuel, se caractérisant essentiellement par ces deux traits : l’ »héroïsme moral » et la « relation intrinsèque au divin ». Cette duplicité fondamentale sera déclinée de multiples façons par Festugière.

      Séparation des lieux saints dans la religion païenne

      Dans un premier chapitre très enseignant, Festugière entend établir une « préhistoire de la sainteté » en considérant les usages courants, dans la langue de l’Antiquité grecque, des adjectifs hagnos et hagios « qui désignent immédiatement la qualité d’“être saint”10Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 4.». Associé primitivement aux phénomènes « numineux », à la présence soudaine d’un dieu dans le réel, hagnos est une épithète attachée à la qualification de  lieux de culte considérés comme séparés du profane : « Sur toute la terre de l’Hellade se constituèrent ainsi, très tôt, des lieux saints auxquels l’épithète hagnos revient naturellement11Ibid., p. 7.».

      Lacan donne une description remarquable du phénomène numineux, qui n’est pas sans résonner, sur de nombreux points, avec le texte de Festugière : « Dans cette atmosphère païenne au temps où elle était en pleine floraison, le numen surgit à chaque pas, à tous les coins des routes, dans les grottes, à la croisée des chemins, tisse l’expérience humaine, et nous pouvons encore en apercevoir les traces dans beaucoup de champs. C’est là quelque chose qui fait contraste par rapport à la profession de foi monothéiste. Le numineux surgit à chaque pas, et inversement chaque pas du numineux laisse une trace, engendre un mémorial12Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 203.».

      Les articulations de Festugière montrent que, de ces phénomènes contingents relatifs à la puissance agissante et surnaturelle des dieux, se détache une zone sacrée réservée à la présence réelle de la divinité : « le lieu saint est un lieu qu’on ne doit pas franchir (aduton) ou qu’il n’est permis de franchir qu’à de certaines personnes, soumises à certaines conditions13Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 7.». Le suppliant, figure essentielle de l’Antiquité grecque, cherchant à l’occasion abri dans un tel lieu, est de ce fait lui-même objet d’une sainte crainte : « Tel est donc, sans conteste possible, le sens premier de hagnos, et l’occasion propre qui en légitima l’attribution : le mot a d’abord qualifié un lieu où s’est produit un phénomène surnaturel qui a causé une sainte crainte (hazesthai), et ce lieu a dès lors été reconnu comme “saint”, c’est dire comme “inviolable”14Ibid., p. 10.».

      Sainteté et Pureté

      Le Père Festugière montre que cette idée de sainteté, associée à des lieux séparés, deviendra peu à peu synonyme de pureté et de chasteté : « D’où vient donc, se demande-t-il, que hagnos, surtout après Homère, ait passé du sens premier “objet de sainte crainte” à celui de “pur, chaste” ? Comment expliquer le glissement de l’idée de sainteté à celle de pureté ?15Ibid., p. 11.»

      Selon Festugière, « c’est cette idée de séparation – le fait de “n’être pas touché par” – qui sert d’intermédiaire entre “sainteté” et “pureté”. Le saint est le séparé ; le pur est le séparé de toute souillure, l’objet ou la personne que la souillure ne touche pas16Ibid.». Corrélativement, la problématique du tabou, associée aux thèmes antiques de l’inceste, du crime et de la virginité, traités diversement dans la tragédie et la poésie grecques, viendra au premier plan.

      Ainsi, par contigüité métonymique, les choses saintes, les athikta17Ibid. deviennent des choses auxquelles on ne touche pas. Examinant des textes fondamentaux de l’Antiquité, Festugière révèle une proximité topologique de la sainteté (affectant des lieux séparés) et du miasma (souillure) capable de se répandre et de souiller celui qu’il touche : « le lieu hagnos est donc le lieu éminemment séparé du miasma, dès lors le lieu pur, et, à ce titre, il ne souffre le contact que de l’être lui aussi séparé du miasma, que de l’être pur, hagnos.18Ibid., p. 17.» Si bien que par une sorte de retournement, les lieux saints et les divinités y séjournant deviennent eux-mêmes purifiants : « par un progrès bien intelligible, soit en vertu de l’éminente séparation du lieu saint et de la divinité qui l’habite, soit pour quelque autre cause (l’incorruptibilité du divin selon Hippocrate), le dieu pur est devenu le purifiant, celui qui lave la souillure19Ibid.».

      Le père dominicain insiste alors sur un point essentiel qu’il convient de mentionner : « dans la littérature païenne hellénistique ou gréco-romaine, hagios ne qualifie [jamais] un homme vivant, ni pour désigner la sainteté d’état – au sens où la Bible parle d’un peuple “saint au Seigneur” […] ou le Nouveau Testament des “saints” […] – ni pour caractériser la sainteté personnelle20Ibid., p. 24.». Cette absence, repérable dans certains textes, est selon Festugière significative d’une bascule  de l’héroïsme grec vers celui que le saint chrétien incarnera. Ainsi, Festugière consacre son second chapitre à la figure du héros grec, afin de circonscrire, par une sorte d’opposition, la sainteté chrétienne : « Les premiers “saints” du culte chrétien, ont été les martyrs ; le martyr est, par excellence, un héros, il est le héros du christianisme antique. […] Au contraire, si l’héroïsme du saint chrétien comporte des relations nouvelles, jusqu’alors étrangères à la notion de héros, s’il ne devient intelligible qu’inséré dans un certain ordre qui diffère de l’ordre de la sagesse, et qui est précisément l’ordre chrétien, il est clair que la compréhension nouvelle de hagios représente vraiment une réalité neuve, originale, et qu’en définissant cette réalité même, on a chance aussi de définir, en son trait spécifique, le saint chrétien21Ibid., p. 25-26.», écrit le philosophe. De ce fait, cet héroïsme impliquera des relations nouvelles à l’Autre divin, différentes de celles qui caractérisaient le héros grec.

      Les héros grecs ne sont pas des saints

      En explorant, entre autres, une riche littérature hellénistique, le Père Festugière nous donne une remarquable description de l’héroïsme moral grec en faisant ressortir ce qui fait l’excellence, le caractère, et la gloire éternelle des héros de l’Antiquité – lesquels ne se livrent à aucune trahison, acceptent sans fléchir les épreuves que les divinités leur imposent, supportent les coups des dieux sans murmurer, leur force morale se manifestant « en présence de la mort et dans le support de la douleur22Ibid., p. 44.». Achille et Héraclès sont à cet égard, selon Festugière, paradigmatiques de la position héroïque antique,  héros faisant l’objet  d’une admiration populaire indéfectible : « La figure du héros domine ce qu’on pourrait appeler la morale populaire dans le monde antique, ce sentiment commun de la foule auquel, selon Aristote, le sage doit constamment se référer et qu’il prendra pour base de ses spéculations23Ibid p. 37.». Car le héros grec, « est le mélancholikos “brûlé d’une sombre flamme”24Ibid., p. 45.», symbolisant la vie humaine en tant qu’elle est une suite de déboires, de misères ou de trahisons. « Intrépidité devant la mort, patience dans la douleur : telles sont, apparemment, les marques spécifiques de l’héroïsme grec, dans la morale des sages ou dans l’opinion du commun.25Ibid p. 48.», note Festugière.

      Cependant, le destin du héros grec reste irréductiblement marqué par une obscure malédiction. En effet, « le thème du châtiment, personnel ou héréditaire, est l’un des plus communs de la poésie grecque26Ibid., p. 51.». Tel Héraclès qui, triomphant en héros, se retrouve victime de la jalousie divine, le poussant à tuer ses propres enfants. Eh bien, observe l’auteur, « si l’on reconnaît des dieux, et qui règlent le sort des hommes, il y a donc aussi, chez les dieux, une loi incompréhensible, mystérieuse, supérieure à la justice, ou qui, du moins, représente une justice que l’homme n’entend pas, et qui est le “bon plaisir” des dieux, leur jalousie (phthonos) à l’égard de l’heureux, l’espèce de sombre plaisir qu’ils prennent au spectacle de l’infortune.27Ibid., p. 53-54.» Cette irrationnelle infortune du héros est un trait caractéristique de l’héroïsme grec dont Festugière donne des variations remarquables. On y trouvera un écho saisissant à ce que formule Lacan quant à la topologie de la tragédie grecque : « Il est évident, et depuis toujours, affirme-t-il, que la situation de l’homme s’inscrit en ceci, que cette frontière [celle de la première mort] ne se confond pas avec celle de la seconde mort, que l’on peut définir sous sa formule la plus générale en disant que l’homme aspire à s’y anéantir pour s’y inscrire dans les termes de l’être. La contradiction cachée, la petite goutte à boire, c’est que l’homme aspire à se détruire en ceci même qu’il s’éternise28Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 122.». À cette époque, il s’agissait pour Lacan d’éclairer d’une nouvelle façon, par le biais d’une topologie de la tragédie, la pulsion de mort, qui, selon Freud, assigne à l’homme un destin qui lui échappe.

      Le héros grec et le fantasme d’éternité

      Cette éternisation malédictoire,  – liée à une haine mystérieuse des dieux –, est admirablement décrite par Festugière. Dans un autre registre, le héros grec « est celui qui peut impunément être trahi29Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 370.», sans pour autant céder sur sa mission et son désir. En effet, il ne fléchit jamais devant son fatum qui a toujours le caractère d’un oracle, s’avançant dans une zone où il est aspiré par un trou-tourbillon que les divinités déchaînées incarnent. Certaines écoles de philosophie donneront des variations plus tempérées de cet héroïsme qui consiste, pour l’essentiel, à se soumettre au décret divin, jugé nécessaire et juste. « Davantage, le héros, qui est alors le sage, ne se contente pas d’accepter sans murmure (aoknôs). Il prendra les devants, il aimera le vouloir de Dieu, il s’offrira aux coups.30Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 61-62.» Socrate incarne, à cet égard, une singulière figure de cette sagesse, n’éprouvant ni crainte, ni tremblement devant la seconde mort qui l’éternisera dans un dialogue avec les Immortels. Au sujet de ce fantasme d’éternité chez Socrate, Lacan n’hésite pas à employer l’expression de « noyau psychotique » : « Ne sommes-nous pas là, presque, devant une apparition qui nous est étrangère, devant une manifestation dont je dirais, pour employer notre langage, pour me faire comprendre, pour aller vite, qu’elle est de l’ordre du noyau psychotique ? […] C’est en fonction de l’antinomie des Immortels et des mortels, absolument fondamentale dans la pensée antique, et non moins, croyez-moi, dans la nôtre, que prend sa valeur son témoignage vivant, vécu31Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 126-127.». Festugière nous en donne un éclairage vif, original et instructif, textes à l’appui. Lacan, nous le verrons plus loin, émettra de très grandes réserves sur cette idée d’éternité. On peut déjà ici l’entrapercevoir.

      Le héros et le martyr chrétien

      Le Père Festugière démontre qu’il s’est opéré un changement de paradigme quant à cette notion grecque d’un Dieu éprouvant son héros. C’est à ce niveau, en effet, que notre auteur voit l’émergence d’un nouvel héroïsme propre au christianisme, concomitante à celle du martyr chrétien : « Ce changement dans la notion de Dieu devait entraîner à son tour une dernière transformation dans le type du héros. Désormais, le héros est un athlète ou un soldat de Dieu, ou encore, pour parler comme Épictète, un “témoin” (martus)32Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 64..» Tel est, selon Festugière, l’ultime avatar du héros grec qui se lève à l’aurore du christianisme. Le héros devient un martyr de Dieu et témoigne par son dépouillement et sa souffrance, plus ou moins pure, de l’amour de Dieu et de sa justice divine : « Il témoigne, par son assurance dans l’infortune, que les biens extérieurs ne comptent pas. Et inversement, par la sérénité de ses traits, il témoigne que son âme est toujours tranquille, accordée à Dieu. Or, le saint est, lui aussi, un juste ; un juste qui souffre ; un juste qui rend témoignage. Par ce point, héros et saint se touchent ; et, s’il est quelque différence entre ces deux types d’humanité, c’est à l’intérieur de cette ressemblance qu’il la faut chercher.33Ibid., p. 68.» Le héros grec n’est pas un saint (au sens chrétien).

      Sainteté dans la religion hébraïque

      À partir de là, Festugière dans son dernier chapitre, en vient à « l’os » de son investigation, à savoir, cerner la sainteté chrétienne dont la figure du martyr est en quelque sorte la première incarnation. « Un martyr chrétien, au sens strict, c’est un disciple qui témoigne que Jésus est vraiment ressuscité, c’est-à-dire qu’il est vraiment Dieu, et que donc, toutes ses paroles sont vraies34Ibid., p. 70.».

      Mais avant d’élucider ce que signifie hagios dans le dogme chrétien de la Trinité, Festugière s’emploie à cerner le sens et la valeur de la sainteté chez les Hébreux. Explorant scrupuleusement les textes bibliques, il montre qu’un tournant s’opère quant à l’usage de l’épithète hagios, laquelle, rappelons-le, n’était pas chez les Grecs attachée à des hommes vivants mais plutôt à des lieux, ou encore, depuis Alexandre, à certaines divinités venues d’Orient. « Tel est le cas, au contraire, dans la Bible.35Ibid., p. 73.» L’homme, comme être parlant vivant, peut alors être affecté de sainteté de deux façons. La première, sans intervention directe de la divinité, revêt l’homme d’une sainteté extérieure, « soit par consécration […], soit par un acte rituel […], soit par un simple contact avec un objet de culte […]. Cette sainteté est transmissible36Ibid.». Celle-ci, en quelque sorte physique, se mue sous l’influence des Prophètes, en une sainteté de l’esprit, intériorisée comme conséquence des préceptes et commandements divins.

      L’autre façon d’accéder à la sainteté, suppose, quant à elle, une « communication directe de Yahweh » : « Dieu s’est choisi un peuple, le peuple d’Israël ; il se l’est réservé, l’a mis à part, l’a “sanctifié” aux yeux des autres peuples, et il se montre donc exigeant envers lui.37Ibid., p. 74.» Ainsi, poursuit le Père Festugière, « c’est Dieu, le Saint par excellence, qui sanctifie. Une première fois quand, dès avant même la naissance, il choisit et consacre son élu […] ; puis, quand il appelle le prophète à sa mission, ou quand, l’élu ayant failli, il met en lui, de nouveau, un cœur pur38Ibid., p. 77.». De là viennent les qualifications, concernant le peuple des Hébreux et le Prophète, de « saint de Dieu », « saint à Dieu ».

      Dans ce contexte biblique, Festugière insiste sur deux points essentiels. « Premièrement, que la sainteté, chez les Juifs, dépend, non pas toujours mais en principe, d’un choix direct et personnel de Dieu : c’est Yahweh, le Saint, qui sanctifie. Deuxièmement, que l’homme choisi par Dieu, sanctifié, doit se rendre digne de cet honneur, la sainteté n’étant plus, dès lors, simple relation extérieure de l’homme à la divinité, mais devenant une qualité inhérente à la personne, dans la mesure où celle-ci obéit aux préceptes rituels […]39Ibid., p 79.». L’obligation de se maintenir dans un état de pureté en suivant les commandements divins et les prescriptions des prêtres devient ainsi un trait majeur de la sainteté.

      Festugière souligne par ailleurs un autre aspect fondamental : chez les Hébreux, seul le Dieu unique, celui du buisson ardent, est « le Saint » (ho Hagios). Dans la religion païenne, l’action de consacrer un lieu comme saint venait seulement de l’homme, sans que celui-ci soit qualifié de hagios ; dans la religion judaïque, il en sera tout autrement : « Si le peuple d’Israël collectivement, ou tel homme en particulier, peut être qualifié de hagios dans l’Ancien Testament, s’il peut même être nommé “le saint de Dieu” […], ni l’un ni l’autre n’est jamais dit, absolument, ho hagios, “le saint”. Cette expression n’est réservée qu’au Dieu unique […]. L’attribuer à un autre que Dieu, c’est mettre cet autre sur le même rang que Dieu : sacrilège abominable aux yeux d’un Juif40Ibid.,p. 81.». 

      Le peuple saint dans la religion chrétienne

      Selon Festugière, un tournant s’opère avec l’émergence, dans le Nouveau Testament, d’une nouvelle articulation relative à l’usage de ho Hagios. En effet, Jésus « est appelé non pas seulement “le saint de Dieu” […], mais absolument ho Hagios, “le Saint” […] ou “le Saint et le Juste” […], et cette seule désignation explicite la foi chrétienne en la divinité de Jésus41Ibid.». Ici se marque corrélativement un glissement sémantique quant à l’usage du syntagme grec hoi hagioi, désignant « les saints » du peuple élu. Dans cet ordre d’idées, Festugière relève une coupure essentielle : « L’unité de ce peuple ne tient plus au fait de la race : “les saints” sont maintenant de toute race. Elle ne dépend plus du fait de l’origine ; on n’est plus “saint” de naissance, et pour la seule raison qu’on est issu d’Israélites en possession de la Loi : chacun des “saints” fait maintenant l’objet d’un appel particulier. […] C’est l’Église qui forme l’Israël véritable, et les membres de l’Église sont maintenant les vrais “saints” […]42Ibid., p. 82.».

      L’appellation hoi Hagioi dénote ainsi les disciples de Jésus, qui ont répondu à son appel « par un acte de foi et ont reçu, en conséquence, le baptême. Entre Jésus et ses fidèles s’est établie une nouvelle alliance (kainè diathèkè) qui, sans doute, accomplit l’ancienne, mais aussi, définitivement, la remplace. […] C’est donc à Jésus, poursuit Festugière, et aux relations de Jésus avec le chrétien, que l’analyse même de hagios nous fait revenir ». Et il se demande dès lors, « quel est le lien entre Jésus, “le Saint”, et cette collectivité “des saints” qui comprend tout le peuple chrétien ?43Ibid., p. 83.». Festugière montre très bien le glissement opéré par lequel la sainteté, réservée jusque là à quelques élus, s’universalise par un discours qui la promet désormais à tous, du moins à ceux qui répondent à l’appel de Jésus-Christ par la foi.

      C’est dans ce nœud complexe liant « le Saint » et la communauté chrétienne que réside, selon Festugière, le principal problème de la sainteté chrétienne. En effet, quelle topologie lie Jésus, « le Saint », et les saints ? Car suivant l’auteur, la foi seule ne suffit pas, ou du moins un tiers élément semble nécessaire à la réalisation de la sainteté. Quel est donc cet élément qui noue sainteté et foi ? 

      Le Saint-Esprit, le renoncement à la chair et la rédemption

      La réponse à cette question se trouve, selon Festugière, dans la doctrine paulinienne de la grâce et du péché, dans la mesure où elle promeut la notion d’Esprit-Saint qui « tue la loi de la chair ». « L’Esprit « demeure » en nous. Il ne vient pas en quelques élus, mais en tous. Qui ne l’a pas n’est pas du Christ. Esprit, foi et baptême font une trilogie indissoluble.44Ibid., p. 84.» Grâce à ce don divin de l’Esprit-Saint, l’Adam charnel habité d’érôs renaîtra comme corps spirituel, tel Jésus. Dans ce dogme chrétien de la Trinité, le Dieu-Esprit lie, dans la vie de tout chrétien, vie, mort, résurrection45Ibid., p. 87.. « L’union au Christ-Esprit peut se résumer en une formule : elle consiste à mourir à soi-même, c’est à dire à l’homme naturel, au premier Adam, pour laisser naître et vivre en nous le second Adam, le Christ ; et cette mort, qui est une vie, consiste à s’unir à la mort et à la résurrection de Jésus-Christ.46Ibid.» Par sa mort l’Homme-Dieu a tué la chair du péché. Il s’agit à ce niveau de l’épineuse problématique de la rédemption dans le christianisme.

      La rédemption selon Freud et Lacan

      On sait que pour Freud, le sacrifice du Christ n’est qu’une répétition du meurtre du « père primitif », élevé au rang de divinité longtemps après sa violente mise à mort. De cet enchaînement commandé par le destin, relève Freud, « la figure de Jésus-Christ est précisément l’exemple le plus saisissant […], si au demeurant elle n’appartient pas au mythe qui lui a donné le jour en souvenir confus de ce meurtre primitif47Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, puf, 1989, p. 102-103.». Si « le sentiment de culpabilité », s’exprimant comme malaise, voile une angoisse irréductible liée à l’instance du surmoi et à ses impératifs de jouissance, alors les religions, rappelle Freud, prétendent rédimer l’humanité de ce sentiment qu’elles nomment péché48Ibid., p. 95.. Selon la doctrine paulinienne, c’est la Loi qui fait le péché, impliquant à l’occasion une jouissance démesurément coupable qui a partie liée avec un « masochisme primordial » : en effet, Freud montre qu’il y a une obscure satisfaction, plus au moins sado-masochiste, à se reconnaître comme pécheur ou objet délaissé par un Autre du destin.

      La doctrine de la rédemption dans le christianisme est à cet égard, pour Freud, significative d’un « sentiment de péché originel, avec lequel débuta la civilisation49Ibid.».

      Dans son Séminaire L’angoisse, Lacan insère à ce niveau la coupure de l’objet a, reste irréductible, survivant « à l’épreuve de la rencontre avec le signifiant pur50Dhéret J., « Une leçon sur le désir », La Cause freudienne, no 67, mars 2007, p. 52.» : « Je vous avais aussi indiqué, précise-t-il, quelle était la solution chrétienne […], donnée à ce rapport irréductible à l’objet de la coupure. Ce n’est rien d’autre que le miracle qui s’attache à l’issue masochique, pour autant que le chrétien a appris, à travers la dialectique de la Rédemption, à s’identifier idéalement à Celui qui s’est fait identique à cet objet même, au déchet laissé par la vengeance divine51Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 255.». Cette position christique est solidaire d’une visée qui est celle de provoquer « l’angoisse de Dieu » : « Toute l’aventure chrétienne est engagée sur une tentative centrale incarnée par un homme dont toutes les paroles sont encore à réentendre, d’être celui qui a poussé les choses jusqu’au dernier terme d’une angoisse qui ne trouve son véritable cycle qu’au niveau de celui pour lequel est instauré le sacrifice, c’est-à-dire le Père.52Ibid., p. 192.»

      Sur ce point, dans son Séminaire Le sinthome, Lacan n’y va pas par quatre chemins : « L’imagination, nous dit-il, d’être le rédempteur, dans notre tradition au moins, est le prototype de la père-version. C’est dans la mesure, explique-t-il, où il y a rapport de fils à père qu’a surgi cette idée loufoque du rédempteur, et ceci depuis très longtemps. Le sadisme est pour le père, le masochisme est pour le fils. Freud a tout de même essayé de se dépêtrer de ce sado-masochisme. C’est le seul point où il y a un rapport supposé entre le sadisme et le masochisme.53Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 85.»

      De ce point de vue, il est remarquable que Lacan inscrive d’une certaine façon Freud dans la lignée des saints chrétiens : « Freud heureusement nous a donné une interprétation nécessaire – qui ne cesse pas de s’écrire, comme je définis le nécessaire – du meurtre du fils, comme fondateur de la religion de la grâce. Il ne l’a pas dit tout à fait comme ça, mais il a bien marqué que ce meurtre était un mode de dénégation qui constitue une forme possible de l’aveu de la vérité. C’est ainsi que Freud sauve à nouveau le Père. En quoi il imite Jésus-Christ. Modestement, sans doute.54Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 98-99.»

      Festugière montre très bien comment dans la religion chrétienne, la grâce comme amour divin noue le corps à la mort. 

      Sainteté, amour divin et amour du prochain

      Dans cet esprit, en se servant de son nœud borroméen, Lacan articule que dans le christianisme l’amour divin – pris comme moyen au niveau du symbolique – noue le réel de la mort et l’imaginaire du corps : « Le rapport du corps et de la mort, énonce-t-il, est articulé par l’amour divin d’une façon telle qu’il fait que d’une part le corps devient mort, que la mort devient corps d’autre part, et que c’est par le moyen de l’amour. » Plus loin, il ajoute : « Je vous le note en passant, l’amour chrétien n’a pas éteint, bien loin de là, le désir. Ce rapport du corps à la mort, il l’a – si je puis dire – baptisé amour.55Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 18 décembre 1973, inédit.» « Et si ce Réel, suggère Lacan, est bien la mort, là où le désir fut chassé, ce que nous avons c’est le masochisme56Ibid.».

      Quoi qu’il en soit, le don de l’Esprit-Saint, reçu comme tel, suppose, selon Festugière, une foi indéfectible en l’amour divin. C’est par le moyen de l’agapè – opposé à l’érôs et défini comme amour actif et désintéressé – que cette union à Dieu trouve son ultime accomplissement : « À l’amour de Dieu pour l’homme, l’homme doit répondre par l’amour. Le couronnement de l’union à Dieu est l’agapè.57Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 91.»

      Dès lors, cet amour que Dieu porte aux hommes devient inséparable de cet idéal imposé d’aimer son prochain comme soi-même58Cf., Freud S., Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 66-67. dont Freud, on le sait, avait une “sainte” horreur. « C’est, ici encore, formule Festugière, un amour qui se démontre par des œuvres. Tout de même que la foi (pistis) comporte un acte qui la manifeste (ergon), et que l’espérance (elpis) ne vas pas sans une patience généreuse dans les épreuves (hypomonè ), ainsi l’amour est-il inséparable du labeur, de la fatigue (kopos) qu’on se donne dans le service de Dieu et du prochain.59Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 96.» Les vertus théologales de la foi et de l’espérance sont ainsi liées par celle d’une laborieuse charité, déclinaison chrétienne de l’agapè. Ce labeur, ce service consistent en une imitation de la personne du Fils de Dieu devenu Esprit ; si bien que tel chrétien appelé à devenir un saint « n’est plus sous la Loi, il est mené par l’Esprit. Ainsi conduit, il produit les fruits de l’Esprit, dont le premier est l’amour. Tel est le principe fondamental.60Ibid., p. 97.»

      De ce commandement chrétien de l’amour du prochain, – solidaire de la mort de Dieu – , Lacan montre les ressorts topologiques : « le prochain, formule-t-il, a sans doute toute cette méchanceté dont parle Freud61Freud donne une description remarquable de cette méchanceté du prochain, Cf. Freud S., Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 67., mais […] elle n’est autre que celle devant laquelle je recule en moi-même. L’aimer, l’aimer comme un moi-même, c’est du même coup m’avancer nécessairement dans quelque cruauté62Lacan J., L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 233.». Cette méchanceté, habitant le creux de la Chose, n’est autre que la mienne, si bien que cette jouissance nocive du prochain « se propose comme le véritable problème pour mon amour63Ibid., p. 220.». L’économie de la sainteté chrétienne, pour reprendre une expression de Festugière64Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 105., est impliquée par cette épineuse problématique. Aussi bien, Freud signale-t-il que saint François d’Assise s’inscrivait d’une certaine façon dans celle-ci65Cf. Freud S., Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 53..

      Sainteté, mort et beauté du corps

      C’est dans le cadre de la doctrine paulinienne, où le corps et la mort sont noués par l’amour de Dieu, que la sainteté se définit nouvellement, en impliquant non pas seulement un état de pureté extérieure ou morale consistant en un assujettissement à la Loi, mais « l’exercice de toutes les vertus actives animées par l’agapè. La présence mystique du “Saint” oblige à une vie sainte ; la vie sainte oblige à une vie d’amour66Festugière A.-J., La sainteté, op.cit., p. 100.». Dans cette perspective, la sainteté chrétienne suppose une conversion à la mort, offrant le spectacle d’une dépossession de l’être charnel et naturel au profit d’une prise de possession par le divin. Au seuil de ce passage, il y a toujours une démarche de la Divinité comme acte de grâce dont l’opacité reste irréductible : l’homme chrétien appelé à être un saint ne choisit pas, mais il est d’abord choisi comme objet du désir de l’Autre : « Toute sainteté première vient de Dieu ; mais, l’homme restant libre, il lui appartient de conserver ou de rejeter la grâce67Ibid., p. 104.».

      Cette sainteté divine est alors mystérieusement liée à une glorification du corps devenant « le temple du Saint-Esprit68Ibid., p. 100.». Pour rendre compte de façon concise de cet étrange lien, Festugière résume son propos par ce passage de la Bible (Romains 12.1) : « Je vous exhorte donc, frères, au nom des miséricordes de Dieu, à présenter vos corps comme une victime vivante, sainte, agréable à Dieu : voilà le culte spirituel (thusia logiké) que vous devez rendre69Ibid., p. 101.».

      À cet égard, Lacan indique que la thématique de la beauté du corps glorifié – voilant une insondable jouissance mortelle, et dont le dogme de la Trinité s’empare dès ses premières manifestations – n’est pas une invention chrétienne : « Pour l’avoir devant soi, pour avoir affaire à la mort, ça ne se passe qu’avec le Beau où là, ça fait touche. […] Ça fait touche en tant que ça glorifie le corps : là le principe est la jouissance. Ce qui est forcé, c’est le fait de la mort, et chacun sait que ce soit au nom du corps que tout ça se produise, c’est bien ce que j’ai autrefois illustré de la tragédie d’Antigone, et ce qui curieusement est passé dans le mythe chrétien […] C’est tout de même curieux que ce soit par cette voie – cette voie non pas du vrai, mais du Beau – que ce soit par cette voie que se soit pour la première fois manifesté le dogme de la Trinité divine, il faut dire que c’est un mystère !70Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 12 mars 1974, op. cit.»

      Lacan avait en effet articulé, dans ses Séminaires VII et VIII, que, dans la tragédie grecque, le beau intervient comme limite ultime de cette zone de l’entre-deux-morts où le héros tragique, telle Antigone, se tient dans un anéantissement énigmatique71Cf. Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, op. cit., p. 156.. Festugière, quant à lui, décèle dans la tragédie d’Antigone les prémisses de l’héroïsme du saint chrétien dans la mesure où Antigone, en somme, « meurt pour sa foi72Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., note de bas de page no 1, p. 112.».

      Sainteté, imitation et souffrance

      Ainsi, la sainteté en tant qu’imitation de l’Esprit-Saint témoigne que le Dieu chrétien est le garant éternel du Vrai, du Bien et du Juste. Cette sainteté implique de ce fait un héroïsme particulier, celui d’un combat courageux contre l’ »homme charnel » (au sens paulinien). « Quand cette lutte, affirme le Père Festugière, se poursuit durant tout le cours d’une vie, quand l’effort, chaque jour renouvelé, mène à une constante victoire, on peut, sans crainte, prononcer le mot d’héroïsme.73Ibid., p. 119.» Le saint accepte sa souffrance pour l’amour de Dieu et de son prochain. « Le saint accepte de souffrir par amour, parce qu’il aime et son Dieu et les hommes. Cette acceptation amoureuse mesure la sainteté : plus le chrétien aime, plus il accepte ; plus il accepte, plus il est saint.74Ibid., p. 121.» Dans cette dialectique du renoncement héroïque à la chair, où la sainteté s’accuse de son état de péché originel, Freud insère un éclairage psychanalytique : « si les saints se donnent pour pécheurs, ils ne le font point sans raison, si l’on considère les tentations, auxquelles ils sont en une si large mesure exposés, de satisfaire leurs pulsions instinctives75Freud S., Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 83.».

      Dans la doctrine chrétienne le saint souffre, à l’imitation du Christ, et cette souffrance témoigne de l’amour de l’Autre divin, une certaine glorification du corps y étant subséquente. À cet égard, Lacan pointe que « le saint vit et paie pour les autres. L’essentiel de sa sainteté tient en ceci, qu’il consomme le prix payé sous la forme de la souffrance76Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 372.». Celle-ci s’inscrit alors comme la dernière frontière de l’héroïsme religieux. Lacan abordera cette « difficile question du saint77Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 421.» en y impliquant la problématique de la jouissance incluse dans celle du « renoncement à la chair » et de la souffrance : « Le saint se déplace, affirme-t-il, tout entier dans le domaine de l’avoir. Le saint renonce peut-être à quelques petites choses, mais c’est pour posséder tout. Et si vous regardez de bien près la vie des saints, vous verrez que le saint ne peut aimer Dieu que comme un nom de sa jouissance. Et sa jouissance, au dernier terme, est toujours assez monstrueuse.78Ibid.»

      L’être-saint comme rebut

      Dans son dernier enseignement, Lacan situe la position du psychanalyste à partir de celle du saint incarnant l’objet a – tel un Baltasar Gracián – faisant fi de la justice distributive, dont la charité chrétienne est une variation. « Un saint, pour me faire comprendre, souligne-t-il, ne fait pas la charité. Plutôt se met-il à faire le déchet : il décharite. Ce pour réaliser ce que la structure impose, à savoir permettre au sujet, au sujet de l’inconscient, de le prendre pour cause de son désir.79Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 519.» Le saint reste sec, « macache pour lui » : il « est le rebut de la jouissance80Ibid., p. 520.». Ce qui n’empêche pas le saint d’avoir parfois « un relais, dont il ne se contente pas plus que tout le monde. Il jouit. Il n’opère plus pendant ce temps-là81Ibid.».

      Festugière reste au bord de cette problématique lorsqu’il nous décrit ce que serait la vie d’un saint : « Désormais, écrit-il, l’histoire est celle d’une montée, plus lente ou plus rapide, avec des arrêts peut-être, et des retours, et quelquefois l’on tombe sur le chemin. On voit bien que ces circonstances peuvent être infiniment variées : mais ce qui compte, ce qui caractérise vraiment le saint, c’est qu’à mesure qu’il monte, il se persuade davantage qu’en cette œuvre commune où Dieu travaille avec lui, son apport est de plus en plus misérable, tout le bon revient à Dieu. Il ne lutte pas seulement contre l’inclination au péché qui subsistera en lui jusqu’à la mort, mais il combat ces mouvements subtils, derniers retranchements de l’égoïsme, qui l’induiraient à s’attribuer à lui-même quelque sorte de vertu. Il se connait tout mauvais, ne voit en soi que pourriture. Et peut-être n’a-t-il d’autre perception de ses progrès vers Dieu que le dégoût toujours plus vif que lui inspire sa personne.82Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 106-107.» Nous avons ici comme un point de rebroussement dans l’étude de Festugière, où le saint, détaché des valeurs promues par l’Église, s’accorde mal avec un idéal de sainteté, le péché restant originel. Lacan en donnera en quelque sorte la raison.

      Une pratique sans valeurs

      « À vrai dire, formule-t-il, il n’y a pas de Saint-en-soi, il n’y a que le désir d’en fignoler ce qu’on appelle la voie, voie canonique. […] Car il n’y a pas de voie canonique pour la sainteté, malgré le vouloir des Saints, pas de voie qui les spécifie, qui fasse des Saints une espèce. […] Il n’y a de Saint qu’à ne pas vouloir l’être, qu’à la sainteté y renoncer83Lacan J., « Joyce le Symptôme », op. cit., p. 567.». C’est-à-dire renoncer d’une certaine façon aux vertus théologales dont la charité est le pivot.

      Suivant ce fil, on peut ajouter qu’il s’agirait, selon Lacan, d’instituer, dans le cadre de la psychanalyse, « une pratique sans valeurs84Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, inédit.», impliquant « d’éteindre la notion de Beau » – si présente dans l’iconographie et les représentations chrétiennes – : « Ce que toujours nous énonçons, – parce que c’est la loi du discours –, comme système d’opposition, c’est cela même qu’il nous faudrait surmonter, et la première chose serait d’éteindre la notion de Beau. Nous n’avons rien à dire de beau. C’est d’une autre résonance qu’il s’agit, à fonder sur le mot d’esprit85Ibid.».

      Dans la perspective chrétienne de la sainteté, l’idée fantasmatique du corps glorieux, temple de l’Esprit-Saint, est liée à celle de l’amour éternel de Dieu dont Festugière montre subtilement les liens à l’agapè et à la philia aristotélicienne et platonicienne86Cf. Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 94.. Dans son dernière enseignement, Lacan nous invite à nous dépêtrer de cette idée qu’il qualifie de confuse : « il faut essayer de se dépêtrer de l’idée d’éternité. C’est une idée essentiellement confuse, qui ne s’attache qu’au temps passé – philia dont je parlais tout à l’heure. On pense un amour éternel, et il arrive même qu’on en parle à tort et à travers, sans savoir du tout ce qu’on dit, parce qu’on entend par là l’autre vie, si je puis m’exprimer ainsi87Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 148.».

      Une lecture éclairante de l’opuscule du Père Festugière nous permet donc d’avoir une idée plus précise de ce que Lacan affirme quant à la sainteté chrétienne et, corrélativement, du saint comme objet-déchet, détaché d’un système de valeurs à prétention universelle.

  • 1
    Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 520.
  • 2
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Du symptôme au fantasme et retour », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 2 mars 1983, inédit. Pour mémoire, c’est dans sa leçon du 1er février 1956, consacrée à la structure de Dieu dans le délire de Schreber, que Lacan évoque Festugière. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 142. L’ouvrage d’André-Jean Festugière cité par Lacan s’intitule Épicure et ses dieux, Paris, PUF, 1946.
  • 3
    Festugière A.-J., La sainteté, Paris, PUF, 1942, p. 10.
  • 4
    Lacan J., Le Séminaire, livre ix, « L’identification », leçon du 23 mai 1962, inédit.
  • 5
    Ibid.
  • 6
    Ibid.
  • 7
    Ibid. Il convient de souligner que dans son texte récemment publié, « Mise en question du psychanalyste », Lacan reprend le syllogisme de Pierce et articule la position du saint comme objet de la façon suivante : « On ne peut mieux fouetter le besoin d’articuler en quoi la passion du saint s’oppose aux passions dites humaines, juste d’en prendre ce dont elles excluent la connaissance, à savoir la fonction de l’objet telle que nous allons la définir comme cause du désir. Faisant qu’à cet objet le saint s’identifie, dans la fin, aux confins de tout espoir, d’éveiller en Dieu un désir qui réponde à celui où le saint s’efforce à pénétrer sa jouissance. » (Cf. Lacan J., « Mise en question du psychanalyste », Ornicar ?, Lacan Redivivus, Navarin éditeur, 2021, p. 96). Soulignons également que dans ce même texte, Lacan entreprend une critique et une réforme de l’usage des cercles d’Euler dans la logique, en y incluant les notions topologiques de trou et de bord. (p.66-73 ; p. 83-97).
  • 8
    Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 10.
  • 9
    Ibid., p. 8.
  • 10
    Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 4.
  • 11
    Ibid., p. 7.
  • 12
    Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 203.
  • 13
    Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 7.
  • 14
    Ibid., p. 10.
  • 15
    Ibid., p. 11.
  • 16
    Ibid.
  • 17
    Ibid.
  • 18
    Ibid., p. 17.
  • 19
    Ibid.
  • 20
    Ibid., p. 24.
  • 21
    Ibid., p. 25-26.
  • 22
    Ibid., p. 44.
  • 23
    Ibid p. 37.
  • 24
    Ibid., p. 45.
  • 25
    Ibid p. 48.
  • 26
    Ibid., p. 51.
  • 27
    Ibid., p. 53-54.
  • 28
    Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 122.
  • 29
    Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 370.
  • 30
    Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 61-62.
  • 31
    Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 126-127.
  • 32
    Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 64.
  • 33
    Ibid., p. 68.
  • 34
    Ibid., p. 70.
  • 35
    Ibid., p. 73.
  • 36
    Ibid.
  • 37
    Ibid., p. 74.
  • 38
    Ibid., p. 77.
  • 39
    Ibid., p 79.
  • 40
    Ibid.,p. 81.
  • 41
    Ibid.
  • 42
    Ibid., p. 82.
  • 43
    Ibid., p. 83.
  • 44
    Ibid., p. 84.
  • 45
    Ibid., p. 87.
  • 46
    Ibid.
  • 47
    Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, puf, 1989, p. 102-103.
  • 48
    Ibid., p. 95.
  • 49
    Ibid.
  • 50
    Dhéret J., « Une leçon sur le désir », La Cause freudienne, no 67, mars 2007, p. 52.
  • 51
    Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 255.
  • 52
    Ibid., p. 192.
  • 53
    Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 85.
  • 54
    Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 98-99.
  • 55
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 18 décembre 1973, inédit.
  • 56
    Ibid.
  • 57
    Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 91.
  • 58
    Cf., Freud S., Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 66-67.
  • 59
    Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 96.
  • 60
    Ibid., p. 97.
  • 61
    Freud donne une description remarquable de cette méchanceté du prochain, Cf. Freud S., Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 67.
  • 62
    Lacan J., L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 233.
  • 63
    Ibid., p. 220.
  • 64
    Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 105.
  • 65
    Cf. Freud S., Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 53.
  • 66
    Festugière A.-J., La sainteté, op.cit., p. 100.
  • 67
    Ibid., p. 104.
  • 68
    Ibid., p. 100.
  • 69
    Ibid., p. 101.
  • 70
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 12 mars 1974, op. cit.
  • 71
    Cf. Le Séminaire, livre VIII, Le Transfert, op. cit., p. 156.
  • 72
    Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., note de bas de page no 1, p. 112.
  • 73
    Ibid., p. 119.
  • 74
    Ibid., p. 121.
  • 75
    Freud S., Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 83.
  • 76
    Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 372.
  • 77
    Lacan J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, op. cit., p. 421.
  • 78
    Ibid.
  • 79
    Lacan J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., p. 519.
  • 80
    Ibid., p. 520.
  • 81
    Ibid.
  • 82
    Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 106-107.
  • 83
    Lacan J., « Joyce le Symptôme », op. cit., p. 567.
  • 84
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, inédit.
  • 85
    Ibid.
  • 86
    Cf. Festugière A.-J., La sainteté, op. cit., p. 94.
  • 87
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 148.