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Enquêtes

suivi de Entretiens

Jorge Luis Borges
Références
Enquêtes
Jorge Luis Borges
Éditeur, ville

Gallimard

Pages

345

Année

1986

01/04/2021
Maria Paz Rodríguez Diéguez
  • Enquêtes est une petite anthologie qui rassemble des textes de Jorge Luis Borges échelonnés entre 1937 et 1952. Des essais, articles et préfaces portant essentiellement sur des auteurs classiques.

    Les enquêtes de Borges nous intéressent non seulement parce qu’elles s’inscrivent comme un classique de la littérature mais aussi parce que Lacan s’y réfère dans son écrit « Le séminaire sur “la Lettre volée”1Lacan J., « Le séminaire sur “la Lettre volée” », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 11-61.». Il convient de rappeler, pour mémoire, que la nouvelle d’Edgar Allan Poe sert à Lacan pour illustrer le terme étrange de nullibiété. Ce néologisme, forgé par lui, vient désigner le non-lieu de la lettre volée à la Reine et dérobée par le ministre D.

    Lacan rappelle le fait que, à cet égard, la police a cherché la lettre partout, mais qu’elle n’a été trouvée nulle part. C’est le perspicace déchiffreur détective Auguste Dupin qui la retrouve chiffonnée et presque déchirée, dans « un misérable porte-carte suspendu au-dessus du manteau de la cheminée2Poe E., « La lettre volée », Histoires extraordinaires, Paris, Flammarion, 1965, p. 105.». La lettre, écrit Lacan, était alors « douée de la propriété de nullibiété : pour nous servir de ce terme que le vocabulaire bien connu sous le titre du Roget reprend de l’utopie sémiologique de l’évêque Wilkins3Lacan J., « Le séminaire sur “la Lettre volée” », Écrits, op. cit., p. 23.». Et il ajoute, dans la note en bas de page associée à ce mot employé par l’évêque : « Celle-là même [l’utopie] à qui M. Jorge Luis Borges, dans son œuvre si harmonique au phylum de notre propos, fait un sort que d’autres ramènent à ses justes proportions.4Ibid.»

    L’œuvre si harmonique de Borges évoquée par Lacan est « la langue analytique de John Wilkins5Borges J. L., « La langue analytique de John Wilkins », Enquêtes suivi de Entretiens, Paris, Gallimard, 1967, p. 138.». Dans cet essai, l’écrivain argentin présente les « heureuses curiosités » qui intéressaient l’ecclésiastique et scientifique anglais : « Il s’intéressa à la théologie, à la cryptographie, à la musique, à la fabrication de ruches transparentes, à la marche d’une planète invisible, à la possibilité d’un voyage dans la lune, à la possibilité et aux principes d’un langage mondial6Ibid.». C’est à ce dernier problème que l’Évêque de Chester (1614-1672) consacra l’ouvrage An Essay towards a Real Character and a Philosophical Language, où il tente d’élaborer une langue universelle qui pourrait « organiser et embrasser toutes les pensées humaines7Ibid., p. 141.».

    Dans la langue universelle conçue par Wilkins, souligne Borges, chaque mot se définit lui-même. Cette langue serait proposée à toutes les nations, en la considérant comme une enclave logique. Ainsi, il divise l’univers en quarante catégories ou genres, subdivisibles en sous-genres, subdivisibles à leur tour en espèces. Il assigne à chaque genre une monosyllabe de deux lettres ; à chaque sous-genre, une consonne ; à chaque espèce, une voyelle. Un problème se pose : pourquoi quarante catégories ? Comment saisir le TOUT de l’univers? La démarche de Wilkins échoue parce que sa typologie initiale est vaine : les catégories sont « ambiguës, superfétatoires, déficientes8Ibid., p. 140.». En effet, explique Borges, « il est notoire qu’il n’existe pas de classification de l’univers qui ne soit arbitraire et conjecturale. La raison en est fort simple : nous ne savons pas ce qu’est l’univers9Ibid., p. 141.».

    L’effort de créer une langue rigoureusement philosophique, qui réunirait tous les peuples et éviterait les malentendus de la langue est une utopie. Jacques-Alain Miller le fait bien remarquer, « la langue universelle de l’évêque Wilkins comme cette enclave logique dans le langage, ce n’est pas une langue, puisque personne ne la parle, c’est tout juste un langage écrit et inventé10Miller J.-A., « Illuminations profanes », La Cause freudienne, no62, mars 2006, p. 91.».

    On peut émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’une tentative de l’évêque de maîtriser le réel par le symbolique en essayant de laisser immuable son ancien monde et sa lecture coloniale de la réalité des peuples. Pour Wilkins, les avantages d’un tel système résident dans le rapport isomorphique que les composants du langage entretiennent avec la réalité ; chaque mot se définit lui-même en établissant des relations avec les autres objets, rendant impossible toute erreur sur la « vraie » nature des choses. Il pouvait de cette façon-là modifier la structure du monde par le langage.

    De ce fait, les mots deviennent des choses séparées de tout contexte ou de toute conversation vivante. Rien de moins naturel, car cela trahit la nature même du langage. Le projet Wilkins est donc une ultime lutte contre la contingence, contre l’évolution linguistique comme scientifique. Toute manipulation sur le langage semble toujours associée à une idéologie, à « l’assujettissement de l’homme11Sorlin S., « La langue philosophique de John Wilkins (1614-1672) : langage universel ou utopie linguistique ? », article disponible en ligne». Cela n’est pas sans rappeler l’effort de l’écriture inclusive souligné par Éric Laurent12Cf. Laurent É., « Remarques sur trois rencontres entre le féminisme et le non-rapport sexuel », La Cause du désir, no104, mars 2020, p. 109-119.. Tentative de faire sortir de la langue les privilèges du genre viril, en croyant que le signifiant comme tel pourrait effacer le réel de la différence sexuelle.

    Espoirs et utopie à part, on n’a rien écrit de plus lucide sur le langage – affirme Borges à la fin de son texte sur Wilkins – que ces paroles de Chesterton : « L’homme sait qu’il y a dans l’âme des nuances plus déconcertantes, plus innombrables, et plus anonymes que les couleurs d’une forêt automnale… Et pourtant il croit que ces nuances, et toutes les façons dont elles se fondent et se métamorphosent les unes dans les autres, peuvent être représentées avec précision par un mécanisme arbitraire de grognements et de glapissements. Il croit que de l’intérieur d’un agent de change sortent réellement des bruits qui suggèrent tous les mystères de la mémoire et toutes les agonies du désir13Borges J. L., « La langue analytique de John Wilkins », Enquêtes, op.cit., p. 143.».

    Aux lecteurs de poursuivre ces passionnantes Enquêtes

  • 1
    Lacan J., « Le séminaire sur “la Lettre volée” », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 11-61.
  • 2
    Poe E., « La lettre volée », Histoires extraordinaires, Paris, Flammarion, 1965, p. 105.
  • 3
    Lacan J., « Le séminaire sur “la Lettre volée” », Écrits, op. cit., p. 23.
  • 4
    Ibid.
  • 5
    Borges J. L., « La langue analytique de John Wilkins », Enquêtes suivi de Entretiens, Paris, Gallimard, 1967, p. 138.
  • 6
    Ibid.
  • 7
    Ibid., p. 141.
  • 8
    Ibid., p. 140.
  • 9
    Ibid., p. 141.
  • 10
    Miller J.-A., « Illuminations profanes », La Cause freudienne, no62, mars 2006, p. 91.
  • 11
    Sorlin S., « La langue philosophique de John Wilkins (1614-1672) : langage universel ou utopie linguistique ? », article disponible en ligne
  • 12
    Cf. Laurent É., « Remarques sur trois rencontres entre le féminisme et le non-rapport sexuel », La Cause du désir, no104, mars 2020, p. 109-119.
  • 13
    Borges J. L., « La langue analytique de John Wilkins », Enquêtes, op.cit., p. 143.