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De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

Thomas De Quincey
Références
De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts
Thomas De Quincey
Éditeur, ville

Gallimard

Année

1963

01/01/2021
Véronique Eydoux
  • Un maître de l’humour noir

     

    Lacan fait référence à De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts1De Quincey T., De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, Paris, Gallimard, 1963., de Thomas De Quincey, en septembre 1950 dans son « Intervention au 1er Congrès mondial de psychiatrie2Lacan J., « Intervention au 1er Congrès mondial de psychiatrie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 127.». Jacques-Alain Miller le cite dans son cours du 14 novembre 2007 et dans sa troisième « Lettre à l’opinion éclairée ». Autant de raisons pour l’équipe de la Bibliothèque de s’intéresser à cet auteur.

    De Quincey, prosateur passionné

    Admirateur des poètes Wordsworth et Coleridge, grand lecteur des philosophes, des mystiques et des visionnaires, ce touche-à-tout inspiré, né en 1785, qui se définit lui-même comme un prosateur passionné, faisait son « miel de tous les genres et de tous les sujets3 Aquien Pascal, « Introduction », Thomas de Quincey, Œuvres, La Pléiade, 2011, p. IX. ». Textes biographiques, autobiographiques, fictions romanesques ou historiques, essais, dont un sur le langage et un sur le style, articles de presse ou d’encyclopédie, il passe sa vie à écrire tant par passion que par nécessité.

    Opiomane dès ses dix-neuf ans pour soulager de violentes névralgies faciales, Thomas De Quincey écrit pour gagner sa vie et celle de sa famille, échapper à la prison pour dettes et assurer sa consommation quasi constante d’opiacés. Surtout connu en France pour les Confessions d’un mangeur d’ opium anglais4De Quincey T., Confessions d’un mangeur d’opium anglais, Paris, Gallimard, 1990., il est d’abord traduit par Alfred de Musset et par Baudelaire. Lu et admiré par Borges, Poe, Wilde et Melville, il passionnera les surréalistes, dont Jarry et Breton. Commenté, entre autres, par Virginia Woolf qui consacra un essai à la particularité de son style5Woolf V., « De Quincey’s Autobiography », The common reader, Second series, Hogarth Press, 1932, p. 132-139., et par Michel Foucault6Foucault M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 82., qui s’intéressa à sa réécriture esthétique du crime. Enfin, il figure depuis peu dans le catalogue de La Pléiade, ce qui donne à son œuvre la qualité de traduction, d’édition et de commentaires qu’elle mérite. Considérée comme dangereuse et subversive à l’époque victorienne, son œuvre connaîtra une nouvelle aura à l’heure de la drug culture des années 60 et 70.

    Le thème récurrent de l’angoisse, l’intérêt pour le rêve dont il décrit « la machinerie » comme « un grand tube par lequel l’homme communique avec l’indistinct7De Quincey T., Suspiria de profundis, Œuvres, op. cit., p. 276-277.» et le lien qu’il fait entre les « malheurs de l’enfance et les souffrances de l’adulte8De Quincey T., Confessions d’un mangeur d’opium anglais, op. cit., p. 25-26.», font de lui un auteur proche avant l’heure des concepts de la psychanalyse. Humoriste inventif ne reculant pas devant le macabre, De Quincey se réclamait de la tradition satirique qui va d’Érasme et Rabelais à Swift. « La modeste proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’ être à la charge de leurs parents9Swift J., Modeste proposition, Paris, Mille et une nuits, 1995. » de Jonathan Swift n’est pas sans parenté grinçante avec De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts.

    L’immortel essai de De Quincey

    Jacques-Alain Miller qualifie d’« immortel essai10Miller J.-A., «La tendresse des terroristes», Lettres à l’opinion éclairée, Paris, Seuil, 2002, p. 11.» De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, l’essai noir de De Quincey. Il souligne ainsi la vivacité intacte de ce texte écrit en 1854.

    Composé de trois parties dont la publication fut échelonnée sur une période de vingt-sept ans, cet ouvrage propose une approche esthétique de l’assassinat. Toutes choses ayant deux anses, nous dit l’auteur, l’une morale, l’autre esthétique, lorsqu’un assassinat est sur le point de s’accomplir, traitons-le selon l’anse morale : on peut ne pas l’approuver voire tenter de l’empêcher, mais s’il est accompli, alors faisons place à son appréciation esthétique. Ainsi se réunit pour en juger une assemblée d’esthètes spécialistes en assassinat. Renversant l’horreur du crime en objet de jugement sur l’échelle du beau, voire en source d’inspiration, fustigeant l’étalage criard du sang, ils aspirent au raffinement. Les connaisseurs éclairés apprécient « une maîtrise parfaite » qui a pour effet « d’humaniser le cœur ». Rien de moins qu’une assomption cathartique donc. Dans « l’esquisse d’une théorie criminologique11Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 14 novembre 2007, inédit.», Jacques-Alain Miller oppose « crimes d’utilité » et « crimes de jouissance », soit, en accord avec De Quincey, les crimes de « pure volupté ».

    « L’ effet d’échelle renversée12Miller J.-A., «La tendresse des terroristes», Lettres à l’opinion éclairée, op. cit.» souligné par Miller nous renvoie au texte de Lacan cité en introduction. Commentant l’intervention de R. de Saussure à propos de la notion d’émotion, Lacan pointe une faute de logique et convoque là De Quincey : « Aussi bien devons-nous tenir ici le plus grand compte de l’ avertissement combien justifié de Thomas De Quincey concernant l’assassinat, à savoir qu’il mène au vol, puis au mensonge et bientôt à la procrastination, et dire qu’une faute de logique a conduit notre ami [Raymond de Saussure] à une étiologie désuète, à une anamnèse incertaine et, pour tout dire, au manque d’ humour13Lacan J., « Intervention au 1er Congrès mondial de psychiatrie », op. cit.».

    La faute de logique précipite son auteur dans un impardonnable développement passéiste et surtout sans humour. Autant dire de Charybde en Scylla !

    Inspirateur de Baudelaire et de Wilde, inspiré d’Érasme, de Rabelais et de Swift, De Quincey, maître de l’humour noir, est un marathonien de la vie, enthousiaste, tourmenté et érudit. « L’un de mes favoris14Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Tout le monde est fou », op. cit., cours du 14 novembre 2007, inédit.», nous dit Jacques-Alain Miller. Sans nul doute une référence et un auteur à découvrir.

  • 1
    De Quincey T., De l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, Paris, Gallimard, 1963.
  • 2
    Lacan J., « Intervention au 1er Congrès mondial de psychiatrie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 127.
  • 3
    Aquien Pascal, « Introduction », Thomas de Quincey, Œuvres, La Pléiade, 2011, p. IX.
  • 4
    De Quincey T., Confessions d’un mangeur d’opium anglais, Paris, Gallimard, 1990.
  • 5
    Woolf V., « De Quincey’s Autobiography », The common reader, Second series, Hogarth Press, 1932, p. 132-139.
  • 6
    Foucault M., Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 82.
  • 7
    De Quincey T., Suspiria de profundis, Œuvres, op. cit., p. 276-277.
  • 8
    De Quincey T., Confessions d’un mangeur d’opium anglais, op. cit., p. 25-26.
  • 9
    Swift J., Modeste proposition, Paris, Mille et une nuits, 1995.
  • 10
    Miller J.-A., «La tendresse des terroristes», Lettres à l’opinion éclairée, Paris, Seuil, 2002, p. 11.
  • 11
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 14 novembre 2007, inédit.
  • 12
    Miller J.-A., «La tendresse des terroristes», Lettres à l’opinion éclairée, op. cit.
  • 13
    Lacan J., « Intervention au 1er Congrès mondial de psychiatrie », op. cit.
  • 14
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Tout le monde est fou », op. cit., cours du 14 novembre 2007, inédit.