BIBLIOTHEQUE
Acquisitions

Le criminel et ses juges

Franz Alexander, Hugo Staub
Références
Le criminel et ses juges
Franz Alexander, Hugo Staub
Éditeur, ville

Gallimard

Pages

262

Année

1934

01/07/2020
Alexandra Felhauer
  • En 1929, le psychanalyste Franz Alexander et le juriste Hugo Staub publièrent l’ouvrage intitulé Le Criminel et ses juges ; le titre original était : Der Verbrecher und seine Richter. Ein psychoanalytischer Einblick in die Welt der Paragraphen. Il s’agit d’un travail de recherche théorico-clinique fondé sur plusieurs années d’investigations communes, qui avait pour but de développer une criminologie psychanalytique.

    On peut s’étonner de ce souci d’Alexander pour la criminologie et de son souhait d’inscrire le discours analytique dans cette science nouvelle pour l’époque. Mais nous allons vite nous apercevoir qu’il n’était pas le seul à s’intéresser aux crimes. Freud publia, un an auparavant, son texte Dostoïevski et le parricide (1928), dans lequel il examina l’intérêt particulier de cet écrivain pour le thème du crime, notamment le meurtre du père – thème majeur de Totem et tabou (1913) et mythe fondateur du principe de la loi universelle. Douze ans plus tôt, dans son texte Les criminels par conscience de culpabilité (1915-1916), Freud avait relevé chez certains de ses analysants la présence d’un obscur sentiment de culpabilité qui trouvait, selon ses observations, un certain soulagement une fois que ces analysants avaient effectivement commis un délit. Il désigna comme point d’origine de ce sentiment de culpabilité le complexe d’Œdipe, avec ses intentions criminelles par excellence : l’inceste et le parricide.

    Après Freud, Lacan s’est intéressé au crime à son tour, notamment dans son texte « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie » (1950), publié dans les Écrits. Mais son intérêt pour le crime remonte à ses débuts, comme chacun le sait, avec sa thèse De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932), dans laquelle il analyse le cas Aimée et celui des sœurs Papin. Vingt ans plus tard, il revient à la problématique du crime, en interrogeant, avec ses outils conceptuels de l’époque, la logique inhérente au passage à l’acte criminel. C’est dans le texte des Écrits plus haut mentionné que Lacan fait référence à l’ouvrage Le Criminel et ses juges, en nous incitant à nous reporter aux « remarquables observations princeps par lesquelles Alexander et Staub ont introduit la psychanalyse dans la criminologie1Lacan J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 131.». La thèse soutenue par Alexander et Staub dans le présent ouvrage consiste dans le fait que le ressort de l’acte criminel loge dans une tension entre le surmoi et le moi, qui donnerait au crime la signification d’une autopunition. Les nombreuses observations cliniques de la deuxième partie du livre donnent ainsi l’occasion aux auteurs d’illustrer cette thèse freudienne.

    Les auteurs nous présentent, par exemple, le cas d’« un intellectuel âgé de trente-quatre ans – appelons-le Bruno – [qui] était condamné, pour divers petits vols, à plus d’un an de prison. Il fit appel. L’un des auteurs prit sa défense et le trouva, dans la prison, dans un état de bon équilibre psychique et presque de gaîté. […] Pendant toute sa détention, rien ne sembla lui manquer, il était heureux et satisfait […]. Même un criminaliste non spécialisé dans la psychologie de l’inconscient devait remarquer ce qu’il y avait d’irrationnel dans l’attitude de Bruno2Alexander F., Staub H., Le Criminel et ses juges, Paris, Gallimard, 1934, p. 136 et p. 138.».

    Par ailleurs, ils nous font connaître le cas d’un « garçon de café, âgé de vingt et un ans, d’une intelligence plutôt au-dessus de la moyenne », qui « dans les deux dernières années, [a] commis quatre fois des actions délictueuses qui surprennent tout d’abord par leur frappante similitude. Sans but constatable, ou du moins sans aucun fondement rationnel, il parcourt de longues distances en taxi, au bout du voyage il ne peut pas payer, et il disparaît sous n’importe quel prétexte aux yeux du chauffeur, mais lui laisse toujours dans les mains assez d’indications et de points de repère pour être pris3Ibid., p. 197.».

    Dans les deux cas, l’analyse très fine et circonstanciée d’Alexander et Staub aboutit au repérage d’un conflit intrapsychique qui trouve son point de départ dans un sentiment de culpabilité lié aux désirs œdipiens inconscients. Il en va de même dans le cas du « Meurtre de Madame Lefebvre », rapporté par Marie Bonaparte. « En août 1925, Mme Lefebvre, une vieille dame de plus de soixante ans, riche, appartenant à la bourgeoisie du Nord de la France, tue sa belle-fille, enceinte de six mois, pendant un voyage dans son auto que conduisait son fils, le mari de la belle-fille. Elle fut condamnée à mort, peine qui fut muée en celle de réclusion perpétuelle, et elle mena dans la maison disciplinaire une vie religieuse, tranquille, plutôt exempte de remords et d’autres conflits.4Ibid., p. 158.»

    En dehors de ces vignettes cliniques très précises et agréables à lire, le livre d’Alexander et Staub présente un autre intérêt. Dans la partie théorique de l’ouvrage, les deux auteurs mettent en exergue le rôle du surmoi comme opérateur à l’œuvre dans l’acte criminel, ce que Freud, dans sa description du cas Dostoïevski avait établi peu auparavant. La notion d’autopunition comme besoin apparaît dans ce texte et ouvre la perspective d’une clinique de la culpabilité dans le domaine de la criminologie. Même si, d’un point de vue contemporain, les références théoriques du début du xxe siècle peuvent se montrer insuffisantes ou dépassées à certains égards, la densité des descriptions cliniques et la rigueur des élaborations théoriques gardent toute leur saveur.

    Alexander et Staub prennent, par exemple, position quant à la question fondamentale de la responsabilité du criminel. « La société doit […] d’abord donner, à l’homme qui agit contre la loi, l’occasion de prendre une responsabilité pratique de ses actions en appliquant le traitement psychanalytique aux criminels […]. Ce n’est qu’après un traitement psychanalytique que l’on peut avec justice rendre l’homme responsable de ses rêves, le névrosé de ses symptômes et le criminel […] de ses actes5Ibid., p. 73.», affirment-t-ils. « Le moi conscient – jusqu’alors objet exclusif de toute enquête psychologique – n’est qu’une petite partie du psychique. Il est placé au-dessus du grand réservoir des pulsions, des motifs et des contenus d’idées inconscientes et c’est d’eux tous qu’il dépend en dernière instance6Ibid., p. 34.», soulignent les auteurs.

    Lacan, en se référant à l’ouvrage d’Alexander et Staub, met en exergue le caractère symbolique des conduites criminelles : « Leur structure psychopathologique n’est point dans la situation criminelle qu’elles expriment, mais dans le mode irréel de leur expression.7Lacan J., Écrits, op. cit., p. 131.» Ainsi, en abordant le crime « à la lumière de l’interprétation œdipienne8Alexander F. et Staub H., Le criminel et ses juges, op. cit., p. 131.», Lacan, comme avant lui Alexander et Staub, souligne le rôle prépondérant du surmoi. « La psychanalyse dans son appréhension des crimes déterminés par le surmoi a donc pour effet de les irréaliser.9Lacan J., Écrits, op. cit., p. 134.» « Du même coup, la psychanalyse résout un dilemme de la théorie criminologique : en irréalisant le crime, elle ne déshumanise pas le criminel.10Ibid., p. 135.»

    Il s’agit là, me semble-t-il, d’une question éthique qui garde toute son actualité dans le monde contemporain.

  • 1
    Lacan J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 131.
  • 2
    Alexander F., Staub H., Le Criminel et ses juges, Paris, Gallimard, 1934, p. 136 et p. 138.
  • 3
    Ibid., p. 197.
  • 4
    Ibid., p. 158.
  • 5
    Ibid., p. 73.
  • 6
    Ibid., p. 34.
  • 7
    Lacan J., Écrits, op. cit., p. 131.
  • 8
    Alexander F. et Staub H., Le criminel et ses juges, op. cit., p. 131.
  • 9
    Lacan J., Écrits, op. cit., p. 134.
  • 10
    Ibid., p. 135.