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J51 - La norme mâle, Orientation

Ridicule

Nuances. Autour d'une citation de Lacan

© D'après J. Fournier.
06/10/2021
Deborah Gutermann-Jacquet

Ce texte a été initialement rédigé pour la rubrique « Nuances » du blog des 51es Journées de l’ECF, qui consistait à déplier un commentaire autour d’une citation.

« La métaphore paternelle joue là un rôle qui est bien celui auquel nous pouvions nous attendre de la part d’une métaphore – elle aboutit à l’institution de quelque chose qui est de l’ordre du signifiant, qui est là en réserve, et dont la signification se développera plus tard. L’enfant a tous les droits à être un homme, et ce qui pourra plus tard lui être contesté au moment de la puberté est à rapporter à quelque chose qui n’aura pas complètement rempli l’identification métaphorique à l’image du père, pour autant qu’elle se sera constituée à travers ces trois temps. Je vous fais remarquer que cela veut dire qu’en tant qu’il est viril, un homme est toujours plus ou moins sa propre métaphore. C’est même ce qui met sur le terme de virilité cette ombre de ridicule dont il faut tout de même faire état. »
Lacan J., Le Séminaire, livre v, Les formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 195.

Lacan, dans Le Séminaire V, en 1957-58, pose le complexe de castration et la logique qui préside, entre être et avoir le phallus, à l’assomption du sexe pour un sujet. C’est dans ce contexte qu’il institue la métaphore, soit le principe du « un mot pour un autre1Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 507.», comme structurant et déterminant. Si toutes les métaphores ont en partage cette logique substitutive, une en particulier sert de modèle : la métaphore paternelle qui substitue le Nom-du-Père au désir énigmatique de la mère et débouche également sur la signification phallique. Lacan nous dit ainsi : « La métaphore paternelle joue là un rôle qui est bien celui auquel nous pouvions nous attendre de la part d’une métaphore – elle aboutit à l’institution de quelque chose qui est de l’ordre du signifiant ». Cet aboutissement, c’est en effet le Nom-du-Père, soit le père symbolique, le père mort, dont Lacan indique qu’il est le signifiant qui, dans l’Autre, en tant que trésor des signifiants, « donne support à la loi2Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 146.», loi qui est celle de l’interdiction de l’inceste.

Lacan nous indique que ce signifiant qui s’institue, ce Nom-du-Père, garant de la loi est là « en réserve » et que « la signification se développera plus tard », ce qui s’explicite avec la suite de la citation : « L’enfant a tous les droits à être un homme, et ce qui pourra plus tard lui être contesté au moment de la puberté est à rapporter à quelque chose qui n’aura pas complètement rempli l’identification métaphorique à l’image du père, pour autant qu’elle se sera constituée à travers ces trois temps. »

Lacan développe dans les pages qui précèdent ce que sont ces trois temps de l’Œdipe : au premier temps l’enfant s’identifie au phallus, soit à l’objet précieux désiré par celle qu’on dit mère, puis au second temps la dimension privative du père fait surgir la loi et opère un déplacement de l’objet précieux dès lors placé au champ de l’Autre : il est à celui qui incarne l’Autre de la loi. Lacan souligne ici, et c’est important de le noter, même si nous sommes dans les années 50, donc à une époque où la référence au père, comme à la mère n’a pas la même incidence qu’aujourd’hui, que l’important n’est pas le père mais sa parole3Ibid., p. 193., parole qui peut être incarnée par tout autre que lui. Dans un dernier temps survient donc ce qui est là décrit dans cette citation : le moment décisif dont il fait dépendre « la sortie du complexe d’Œdipe 4Ibid., p. 194.», c’est pourquoi il fait mention du moment où le « être un homme » pourra être contesté au sujet. S’il a tous les droits à y prétendre, c’est qu’avec le temps 1 et le temps 2 de l’Œdipe, les conditions de l’assomption du sexe sont réunies, et la phase terminale, ou le temps 3, apparaît dès lors comme l’épreuve probatoire pour le sujet : le moment où une rencontre avec le réel, autre nom du trauma, enclenche la nécessité pour le sujet d’y répondre, en s’appuyant sur la signification phallique. La métaphore paternelle jusque-là dormante vient en recours dans une situation où le sujet s’éprouve ou éprouve quelque chose de l’ordre de l’étrange étrangeté. Lacan note que c’est justement ce troisième temps qui fait défaut au petit Hans et marquera de manière indélébile sa vie amoureuse5Ibid., p. 193..

Aussi Lacan note-t-il que l’important au troisième temps, c’est que la parole soit tenue, et que le détenteur du phallus en droit le soit en fait, pleinement, qu’il tienne ainsi sa promesse : « C’est pour autant qu’il intervient au troisième temps comme celui qui a le phallus, et non pas qu’il l’est, que peut se produire la bascule qui réinstaure l’instance du phallus comme objet désiré de la mère, et non plus seulement comme objet dont le père peut priver.6Ibid.» Et il ajoute : « Le troisième temps est ceci – le père peut donner à la mère ce qu’elle désire, et peut le lui donner parce qu’il l’a. Ici intervient donc le fait de la puissance au sens génital du mot – disons que le père est un père potent.7Ibid., p. 194.» C’est à ce stade que l’identification au père, à l’image du père, pour reprendre une expression de la citation que nous avons à commenter, est essentielle. L’expression de Lacan est : « identification métaphorique à l’image du père ». Puisque cette identification a substitué au père réel, sa parole, et à travers sa parole, l’image de celui qui l’a, c’est une identification métaphorique, et l’image du père, est celle de ce père potent, donc « viril », détenteur du phallus dans sa dimension turgescente. En tant qu’elle est métaphorique, cette identification est symbolique et c’est d’elle que dépend la formation de l’Idéal du moi.

Quid de la contestation qui surgit ou non à ce moment ? Lacan prenant l’exemple du petit Hans nous donne une indication : à savoir que le père incarne plus ou moins bien cet idéal potent, ou « viril ». La puissance certes, est génitale, mais ce que l’on suppose de ce côté là repose avant tout sur la fiabilité de la parole qui fait sa puissance : le père métaphorisant la puissance de parole. C’est une première façon d’entendre ce qui pourra être contesté au sujet lorsqu’il revendiquera ses droits au titre d’homme et qui tient donc à un défaut dans ce troisième temps marqué par cette identification métaphorique à l’image du père. Le sujet a-t-il affaire à un détenteur crédible et ayant du crédit ? Là est la question. Mais la crédibilité et le crédit portent toujours en eux-mêmes une faille, car l’idéal est ce qu’il est : idéal. Et la parole, pour autant qu’elle tient, achoppe toujours un peu du fait qu’elle humanise et est humaine. C’est sur ce terreau que le symptôme fait son nid, comme la phobie est venue peupler le monde de Hans. D’ailleurs, dans l’écrit contemporain du Séminaire que Lacan rédige en 1957, « L’instance de la lettre dans l’inconscient », il indique : « Le mécanisme à double détente de la métaphore est celui-là même où se détermine le symptôme au sens analytique.8Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », op. cit., p. 518.»

« En tant qu’il est viril, un homme est toujours plus ou moins sa propre métaphore. » En tant qu’il est le détenteur de cette puissance virile, il est celui qui s’efface aussi derrière ce phallus, dont la présence vient à elle seule désigner l’homme, par substitution. Si « un mot à la place d’un autre » désigne le processus métaphorique, viril vient à la place de phallus qui vient lui-même à la place d’homme pour le désigner et faire de lui sa propre métaphore.

Lacan indique pour finir que plane toujours sur la virilité « une ombre de ridicule ». Là où le comique a toujours à faire avec le phallus, la virilité elle, a partie liée avec le ridicule, qui la suit, comme son ombre, du fait qu’elle désigne la dimension de puissance, et de ce fait d’impuissance de ce phallus, donc son intermittence, qui le fait tantôt grandiose, tantôt dérisoire. C’est lorsque l’homme se croit coïncider avec son image grandiose qu’il a des allures de ridicule. Le ridicule est ainsi un effet de l’infatuation phallique. Lacan l’indique dans La Troisième lorsqu’il met en garde l’analyste contre la pente « à [se] pousser du col » et ajoute : « Même comme bouffons, vous êtes justifiés d’être », et conclut : « Je suis un clown. Prenez exemple là-dessus et ne m’imitez pas !9Lacan J., La Troisième, suivi de Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin éditeur, 2021, p. 15.»  Ainsi, quitter la posture phallique et grandiose revient à prendre appui sur le dérisoire, et en faire usage.

Si le temps a passé depuis janvier 1958, quelle est l’actualité de cette citation ? Sans doute tient-elle non seulement à l’effectivité de la logique de la castration, mais encore à ce qui passe par les mots qui imprègnent le sujet. De quoi d’autre est-il alors question ici que de ce que l’on pourrait nommer un « sexe de parole ».


  • 1
    Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient», Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 507.
  • 2
    Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 146.
  • 3
    Ibid., p. 193.
  • 4
    Ibid., p. 194.
  • 5
    Ibid., p. 193.
  • 6
    Ibid.
  • 7
    Ibid., p. 194.
  • 8
    Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », op. cit., p. 518.
  • 9
    Lacan J., La Troisième, suivi de Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin éditeur, 2021, p. 15.