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J49 - Femmes en psychanalyse, Orientation

Ravage et ravissement

© Lily - Patty Carroll
13/05/2019
Anne Lysy

« Comment peux-tu supporter ça ? », s’inquiète l’ami bienveillant.* Pourquoi donc cette femme ne veut-elle pas se séparer d’un homme dont elle souffre tant de dommages ? Qu’est-ce qui peut bien pousser cette autre à tout sacrifier, pour se voir réduite à rien, telle l’héroïne du livre brûlant de Stefan Zweig, Lettre d’une inconnue ?

« Pure folie ! », s’exclame la voix de la raison. « Pur masochisme ! », ont répondu certains psychanalystes en reprenant allègrement la notion, pourtant introduite avec quelque réserve par Freud, de « masochisme féminin ». À cette tentative d’épingler par là une jouissance étrange, un goût pour la douleur, un plaisir pris à la souffrance qui désignerait « l’être de la femme », Lacan n’a cessé d’opposer une objection fondamentale : le prétendu masochisme féminin est un fantasme masculin ! Cette notion introduit une erreur de perspective, de la confusion, elle rate ce dont il s’agit : « Aussi bien faut-il indiquer ce qui se voit de traces de l’au-delà inentamé de la jouissance féminine, dans le mythe masculin de son prétendu masochisme1Lacan J., Des noms-du-père, Paris, Seuil, 2005, p. 80.». « Quelque chose qui va plus loin que [l’alibi phallique] reste infiniment au-dehors2Ibid.».

Lacan a apporté du nouveau sur la sexualité féminine en l’abordant au-delà de l’Œdipe et du phallus. Plus précisément, la femme se dédouble, dit-il dans son Séminaire Encore, entre un rapport au phallus et « quelque chose en plus », une « jouissance au-delà du phallus3Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 75 & 69.», qu’il appelle jouissance féminine, jouissance supplémentaire, Autre. Cette jouissance, elle-même « peut-être n’en sait rien, sinon qu’elle l’éprouve4Ibid.», ou plutôt : il arrive qu’elle l’éprouve, dit Lacan, « ça ne leur arrive pas à toutes5Ibid.». Mais loin de lui donner consistance, cela la rend « absente d’elle-même6Ibid., p. 36.». Elle a alors un rapport à l’Autre absolu, à ce qui n’a pas de signifiant, à ce qui n’a pas de limite. Elle a rapport à ce lieu d’inexistence de La femme, puisqu’ « Il n’y a de femme qu’exclue par la nature des choses qui est la nature des mots7Ibid., p. 68.».

Lacan n’a utilisé que très occasionnellement les termes de ravage et de ravissement, il n’en a pas véritablement fait des concepts. Jacques-Alain Miller en a éclairé la place en les rapportant aux structures logiques de la sexuation8Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », La Cause freudienne, n° 40, janvier 1999, p. 14-16 & p. 21-22 ; L’os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 73-88. et à ce qui, selon Lacan, caractérise la jouissance féminine : non localisable, sans limite, infinie.

Ravissement et ravage ont la même racine : ravir, du latin rapire, « saisir violemment ». Le ravissement n’a plus aujourd’hui le sens fort qu’il a eu lorsqu’il est apparu au xiiie siècle et à l’époque classique, quoique – le roman de Marguerite Duras, auquel Lacan a consacré un Hommage9Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein » (1965), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p 191-197., fait résonner les significations de ravie comme de ravisseuse, de rapt, de dérober, dans une structure très particulière d’ « être à trois10Se reporter aux commentaires d’Éric Laurent et de Catherine Lazarus-Matet au cours de J.-A. Miller « L’orientation lacanienne. Les us du laps », textes publiés in La Cause freudienne, n° 46, octobre 2000.».

Ravissement appartient au vocabulaire mystique aussi, avec à l’horizon l’extase ; Marie de la Trinité, par exemple, se dit « saisie en Lui » et « se trouve plongée dans la béatitude éternelle11Miller J.-A., « Marie de la Trinité », Quarto, n° 90, juin 2007, p. 55.». Rappelons que Lacan, dans Encore, se réfère précisément aux mystiques – hommes ou femmes – qui témoignent de « cette jouissance qu’on éprouve et dont on ne sait rien12Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 71.». Le ravissement, qui conduit au bonheur suprême, comporte une note d’extrême, d’excès, qui n’en fait pas un bonheur tranquille, homéostatique ! Question, donc : entre ravissement et ravage, quel rapport ? Quelle marge, sans doute très étroite, les sépare ?

Le ravage, dit J.-A. Miller, « c’est être dévasté, c’est un pillage qui s’étend à tout sans limites, c’est une douleur qui ne s’arrête pas13Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », op. cit., p. 15.».

Lacan a parlé une fois, dans « L’étourdit », du ravage dans la relation mère-fille, dans un contexte où, d’une certaine façon, il répond à la question de Freud du « devenir femme ». L’idée de Freud que la femme se sent bien dans l’Œdipe parce que la castration était là chez elle au départ, « contraste douloureusement avec le fait du ravage qu’est chez la femme, pour la plupart, le rapport à sa mère, d’où elle semble bien attendre comme femme plus de substance que de son père14Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 465.». La fille attend ; elle attend quelque chose qui concerne la femme – sa mère ou elle-même, en tant que femme – et qui lui donnerait « plus de substance ». Là où il n’y a pas de signifiant à transmettre, veut-elle quelque chose qui lui donnerait corps et qui concernerait cette jouissance indicible ? Le ravage est-il la haine spéciale que Freud constatait dans le rapport « pré-oedipien » à la mère ? Est-ce l’attente elle-même, impossible à satisfaire, infinie ? Est-ce l’aperçu insupportable de l’écart mère/femme, d’une jouissance étrange chez sa mère qui excède la limite de la Loi ? Est-ce un rapt de corps ? Cette phrase a suscité des commentaires pointus et originaux de plusieurs de nos collègues15Voir notamment Brousse M.-H., « Une difficulté dans l’analyse des femmes : le ravage du rapport à la mère », Ornicar ?, n° 50, 2002, et Vinciguerra R.-P., Femmes lacaniennes, Paris, Éditions Michèle, 2014., à lire et à méditer, et mérite certainement que l’élucidation s’en poursuive.

La seconde occurrence du ravage chez Lacan se trouve dans son Séminaire Le sinthome16Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 101. : « Si une femme est un sinthome pour tout homme […], l’homme est pour une femme tout ce qui vous plaira, à savoir une affliction pire qu’un sinthome […] C’est un ravage, même. »

J.-A. Miller l’a éclairée dans sa théorie du partenaire-symptôme, et même si bien des commentaires et illustrations dans la clinique, dans la littérature et le cinéma, en ont déjà été faits, nous continuerons à déchiffrer ce « secret du masochisme féminin », en prenant garde que le ravage ne devienne pas, tel le masochisme, un nom qui dirait l’être de La femme : « le masochisme féminin n’est qu’une apparence. Le secret du masochisme féminin est l’érotomanie parce que ce n’est pas qu’il me batte qui compte, mais que je sois son objet, que je sois sa partenaire-symptôme, et c’est tant mieux, même si ça me ravage17Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018, p. 87-88.». Le ravage, c’est la conjonction de la jouissance féminine illimitée du Séminaire xx et de la forme érotomaniaque de l’amour des « Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine ». « Le ravage est l’autre face de l’amour18Ibid., p. 83.». Le rôle central de la demande d’amour dans la sexualité féminine, son caractère absolu, sa « visée d’infini19Ibid., p. 79.», fait-il du ravage un fait de structure, inéliminable ? Ou est-il une croyance à l’Autre de l’amour qui peut se traverser ? Ou bien un événement de jouissance qui peut trouver à se border ?

* Ce texte a été écrit pour présenter la rubrique « Ravage et ravissement » du blog des 49es Journées de l’ECF.

 

 


  • 1
    Lacan J., Des noms-du-père, Paris, Seuil, 2005, p. 80.
  • 2
    Ibid.
  • 3
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 75 & 69.
  • 4
    Ibid.
  • 5
    Ibid.
  • 6
    Ibid., p. 36.
  • 7
    Ibid., p. 68.
  • 8
    Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », La Cause freudienne, n° 40, janvier 1999, p. 14-16 & p. 21-22 ; L’os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 73-88.
  • 9
    Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein » (1965), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p 191-197.
  • 10
    Se reporter aux commentaires d’Éric Laurent et de Catherine Lazarus-Matet au cours de J.-A. Miller « L’orientation lacanienne. Les us du laps », textes publiés in La Cause freudienne, n° 46, octobre 2000.
  • 11
    Miller J.-A., « Marie de la Trinité », Quarto, n° 90, juin 2007, p. 55.
  • 12
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, op. cit., p. 71.
  • 13
    Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », op. cit., p. 15.
  • 14
    Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 465.
  • 15
    Voir notamment Brousse M.-H., « Une difficulté dans l’analyse des femmes : le ravage du rapport à la mère », Ornicar ?, n° 50, 2002, et Vinciguerra R.-P., Femmes lacaniennes, Paris, Éditions Michèle, 2014.
  • 16
    Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 101.
  • 17
    Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018, p. 87-88.
  • 18
    Ibid., p. 83.
  • 19
    Ibid., p. 79.