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Qu’est-ce que l’os d’une cure ? Après l’imaginaire, l’identification phallique et le fantasme, la dernière réponse est le symptôme, précisément le partenaire-symptôme. C’est un mode de jouir de l’inconscient, du savoir inconscient, de l’articulation signifiante. C’est aussi un mode de jouir du corps de l’autre, qui est autant le corps propre que celui d’autrui.
Tel est le squelette de la relation de couple. Le mode de jouir féminin exige que le partenaire parle et aime ; l’amour est tissé dans la jouissance. Le mode de jouir masculin exige que le partenaire réponde à un modèle et l’exigence peut porter sur un détail.
Une psychanalyse procède d’une opération-réduction vers le réel. La parole y tourne autour de cet os, en spirale, le serrant de plus en plus près, jusqu’à le sculpter.
L’os d’une cure est un ensemble de trois conférences données par Jacques-Alain Miller lors de la VIIIe Rencontre brésilienne du Champ freudien en 1998. Texte établi par Christiane Alberti et Philippe Hellebois.
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Philippe Hellebois consacre un article à l’ouvrage dans Lacan Quotidien n°799 du 15 novembre 2018.
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Lors de la viiie Rencontre brésilienne du Champ freudien en 1998, Jacques-Alain Miller donne une série de trois conférences. Christiane Alberti et Philippe Hellebois en établissent le texte à partir de la transcription des enregistrements, restés introuvables. Le texte est publié en 2018 aux éditions Navarin. Nous proposons de centrer notre lecture de ce formidable essai dans la perspective du thème des prochaines J501Cette lecture de L’os de la cure par Dominique Corpelet fait référence aux 50es Journées de l’École de la Cause freudienne, tenues les 14 et 15 novembre 2020 sur le thème Attentat sexuel..
Un os
Partons de la première phrase : « On dit en français Il y a un os. » L’os, pose Miller, est le signifiant de l’obstacle. Il propose que l’équivalent dans la langue de l’auditoire auquel il s’adresse en 1998 en serait : il y a une pierre. À l’appui, il cite un court poème de Carlos Drummond de Andrade :
« No meio do caminho tinha uma piedra
Tinha uma piedra no meio do caminho
Tinha uma piedra
No meio do caminho tinha uma piedra. »Il y avait, au beau milieu du chemin, une pierre. Un os, un obstacle. Cet os pourrait aussi bien être le nom de ce sur quoi l’analysant butte sur le chemin de son analyse, cette pierre qui conduit à « une répétition inconsolable2Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 10.». Cette pierre, sur laquelle le sujet ne cesses de butter, était déjà là. Mais elle ne se met en travers du chemin que pour autant que le sujet crée le chemin : « Le secret sévère, sublime et mystérieux est que le chemin crée la pierre qui se rencontre en son milieu.3Ibid., p. 11.» Cet os que le parlêtre rencontre et qui est toujours le même est, dans l’algèbre lacanienne, le petit a, « un élément supplémentaire, à proprement parler impensable4Ibid., p. 15.» qui ne relève pas du registre signifiant.
Au terme de son parcours, Freud était parvenu à un os. Il l’avait nommé « roc », gewachsener Fels : un rocher posé au beau milieu du chemin. Ce roc tient au sexe et ressortit à un réel, précise J.-A. Miller. Toute la parole qui se déroule dans une analyse tient à ce roc ultime et d’origine : « cette parole tourne autour de cet os, en spirale, le serrant de plus en plus près, jusqu’à le sculpter5Ibid., p. 20.».
Une logique
Une fois cet os désigné, J.-A. Miller s’intéresse aux opérations logiques qui président à l’analyse, qui est en somme « une dynamique du déshabillage de l’être6Ibid., p. 19.». L’analyse repose sur une opération de réduction à l’os. Cet os ne se repère que pour autant qu’il se répète dans la vie (et les dits) du sujet, et la répétition ne se fait que parce que, précisément, il y a un os qui insiste.
Ce que vise le bien-dire de l’analyse, c’est une réduction à l’os, à « ce qui fait difficulté7Ibid., p. 25.». C’est isoler ce point où il y a un os, où ça ne tourne pas rond et autour de quoi tout du sujet paraît tourner. Cette réduction ne peut en passer que par le déroulé des signifiants qui permettront de dégager, dans tous ces dits, ce qui se répète et qui fait le plus singulier du poème qu’est le sujet : car « le sujet est poème plutôt que poète, c’est un être parlé. Une psychanalyse accomplit sur le poème subjectif une sorte d’analyse textuelle qui a pour effet de soustraire l’élément pathétique afin de dégager l’élément logique.8Ibid., p. 27.»
J.-A. Miller indique les trois mécanismes sous-jacents à l’opération-réduction : la répétition du même, la convergence des dits vers « un énoncé essentiel9Ibid., p. 30.», un signifiant-maître qui a marqué le sujet, et enfin l’évitement. Reprenant le schéma que Lacan avait introduit dans son Séminaire sur La lettre volée10Cf. Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 47 et sq., J.-A. Miller démontre que l’impossible émerge à partir du hasard. Il y a des écritures nécessaires et d’autres impossibles, des évitements qui se répètent, et c’est ce repérage-là qui, au cours d’une cure, permet une réduction au réel11Cf. Miller J.-A., L’os d’une cure, op. cit., p. 41.. Donc l’os, c’est le réel de ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire (catégorie de l’impossible), mais c’est aussi ce qui ne cesse pas de s’écrire (catégorie du nécessaire).
Entre contingence et nécessité
Hasard et nécessité, possible et impossible, os et noyau nous conduisent tranquillement vers ce qui intéresse la question de l’attentat sexuel. Pourquoi un sujet qui a fait la rencontre inattendue d’un jouir en revient-il sans cesse à l’attentat ? Par quelle force obscure ses dits tournent-ils autour de cet os insupportable que fut pour lui l’attentat ?
J.-A. Miller dessine alors la logique qui, marquant le passage d’une contingence à la nécessité, préside à la répétition d’un Un de jouissance. Car cela part toujours d’une contingence, de ce qui « a été rencontré, mais qui pourrait ne pas l’avoir été12Ibid., p. 43.». Cela relève de ce qui cesse de ne pas s’écrire : « ce qui est de l’ordre de la jouissance est ouvert à la rencontre et n’est pas programmé13Ibid.». Cela tient à une rencontre parfois mauvaise, voire traumatique, le traumatisme étant « le mode normal de l’intrusion de la jouissance chez l’être humain14Ibid., p. 47.». Ce qui par un pur hasard avait fait intrusion et qui avait emporté une jouissance ouvre ensuite à une nécessité : que ça se répète.
Le travail de réduction conduit à isoler d’une part, sur le versant symbolique, la formule signifiante qui insiste chez le sujet, ce qui ne cesse pas de s’écrire et qui est le signifiant-maître, « maître du destin15Ibid., p. 32.». C’est de l’ordre du nécessaire et de l’impossible. Et d’autre part, sur le versant réel, la réduction conduit à repérer une expérience de jouissance qui, elle, relève de la contingence. Parvenu à ce point, J.-A. Miller s’attache à penser le lien qui existe – ou pas – entre les deux.
Rupture de causalité
Il revient à ce que disait Freud sous les espèces de la Besetzung16Besetzung, en allemand, c’est littéralement l’occupation (d’une ville, d’une place). La libido s’empare d’une représentation psychique. Elle l’investit., soit la quantité de libido qui peut s’attacher à une représentation. Il pose qu’il y a un « hiatus, une faille17Miller J.-A., L’os d’une cure, op. cit., p. 45.» entre l’articulation signifiante et la libido qui y est investie. Ainsi ne peut-on jamais présumer de ce lien. Au contraire, il y a « rupture de causalité » : « Je me risque à dire que l’on ne peut déduire d’une articulation signifiante la quantité d’investissement libidinal qu’elle attire à elle.18Ibid.» Oui, l’événement-attentat a emporté un jouir, et oui, ensuite, le Un de jouissance exige son dû. Il en redemande, encore. Mais, si l’on peut dire qu’il y a un calcul du sujet, « il n’y a pas de calcul de la libido19Ibid., p. 46.». Autrement dit, il ne saurait y avoir de causalité simple entre un événement (contingent) et une répétition (du côté de la nécessité). Il y a fondamentalement une contingence dans l’instauration même de cette causalité.
Possible
La réduction de l’investissement libidinal – que cela cesse de s’écrire – n’est dès lors que de l’ordre du possible : ça peut aussi bien ne jamais cesser. Cet os, qu’à la fin de son essai J.-A. Miller identifie au symptôme, au mode de jouir du sujet, surgit bien d’une contingence. Que la contingence ouvre à nécessité relève d’une insondable décision de l’être. Tout comme relève de la décision du sujet, que se réduise à son noyau cette jouissance singulière. Alors le bien-dire de l’analyse, visant l’os, ouvre à un possible.
- 1Cette lecture de L’os de la cure par Dominique Corpelet fait référence aux 50es Journées de l’École de la Cause freudienne, tenues les 14 et 15 novembre 2020 sur le thème Attentat sexuel.
- 2Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin, 2018, p. 10.
- 3Ibid., p. 11.
- 4Ibid., p. 15.
- 5Ibid., p. 20.
- 6Ibid., p. 19.
- 7Ibid., p. 25.
- 8Ibid., p. 27.
- 9Ibid., p. 30.
- 10Cf. Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 47 et sq.
- 11Cf. Miller J.-A., L’os d’une cure, op. cit., p. 41.
- 12Ibid., p. 43.
- 13Ibid.
- 14Ibid., p. 47.
- 15Ibid., p. 32.
- 16Besetzung, en allemand, c’est littéralement l’occupation (d’une ville, d’une place). La libido s’empare d’une représentation psychique. Elle l’investit.
- 17Miller J.-A., L’os d’une cure, op. cit., p. 45.
- 18Ibid.
- 19Ibid., p. 46.