Si, dans les romans d’anticipation, les relations sexuelles ou la procréation apparaissent souvent dématérialisés1Cf., Le meilleur des mondes, d’Aldous Huxley, ou encore le film de Peter Verhoeven, Total recall., rares pourtant sont ceux à avoir pressenti la remise en cause de la répartition homme-femme. À quoi pourrait bien ressembler une histoire sans cette bipolarité ?
« Il était une fois… quelqu’un. » L’Homme du xxiie siècle sera-t-il donc un homme ?
Caitlyn Jenner, dont la célébrité fut plusieurs fois réinventée depuis cinquante ans, raconte dans son autobiographie The secrets of my life2Jenner C., The secrets of my life, Londres, Trapeze, 2017., son parcours : depuis World’s greatest athlete, jusqu’à sa transition en femme à l’âge de soixante-cinq ans.
C’est avec son titre olympique en 1976 que Bruce Jenner se fait connaître du public. Il3Pour simplifier la lecture, j’utiliserai le pronom masculin pour évoquer la période où elle se prénommait Bruce. est beau, viril et talentueux, le voilà donc officiellement An american hero pour une génération d’Américains.
Au début du xxie siècle, c’est par la série de téléréalité Keeping Up with the Kardashians que son nom gagne une toute nouvelle notoriété (voir le nombre record de nouveaux abonnés à la seconde de sa fille Kylie Jenner sur Instagram).
Une vie de célébrité virile, jusqu’à la révélation de son identité de femme en 2015, qui ne fut pas sans secouer une partie des États-Unis.
Le livre de Caitlyn Jenner raconte son secret, caché à tous (ou presque) durant des décennies. Dès l’enfance, Bruce se sent différent, mauvais élève, il évoque sa maladresse sociale, son insécurité et plus particulièrement « la peur d’être ridicule4Jenner C., The secrets of my life, op. cit., p. 42.» quand il lit devant la classe. Plus tard, le diagnostic de dyslexie lui permettra de nommer son malaise d’alors. Il relate également un souvenir autrement marquant. À dix ans, il essaie pour la première fois des vêtements de femme appartenant à sa mère. De cette expérience, de cette satisfaction, il retiendra que « Something was right about this5Ibid., p. 45.». Toutefois il ressent encore plus sa différence et la nécessité à la fois de continuer à s’habiller en femme, mais aussi de le cacher.
Bien plus tard, comme pour la dyslexie, la popularité soudaine du diagnostic de dysphorie de genre6Ibid., p. 31. lui permettra d’identifier sa particularité et de la nommer. Il logera dans ce signifiant son sentiment d’être « a fraud7Ibid., p. 141.». Il illustre ainsi « la façon dont chaque sujet se défend du réel, par son recours aux discours établis, ou par ses inventions propres8Guyonnet D., Pfauwadel A., Argument des J.51.». Il cachera cette découverte à son père toute sa vie, puisque ce n’est qu’après sa mort qu’il révèlera son secret et transitionnera.
William Jenner, le père, est un héros d’une autre époque, ayant débarqué sur les plages de Normandie lors du D-Day. Le fils évoque sa chance d’avoir hérité de lui9Cf. Jenner C., The secrets of my life, op. cit., p. 34., surtout de son goût et de sa facilité dans le sport. Cette identification imaginaire au père entraîne Bruce vers sa carrière d’athlète. Ce qui lui permet pendant des années, analyse Caitlyn, d’une part d’oublier son mal-être dans l’entrainement intensif10Cf. Ibid., p. 61., d’autre part de convaincre de sa virilité11Cf. Ibid., p. 59.. Cette vie de champion olympique lui permet donc de voir poser sur lui le regard infiniment fier12Ibid., p. 39. de son père.
Toutefois cette identification ne suffit pas. Une fois The Grand Diversion terminée, il traverse alors une période de solitude et de désespoir durant laquelle il subit quelques interventions13Il subit une rhinoplastie et une épilation définitive de la barbe et du torse. et un début de traitement hormonal. C’est quelques années plus tard, grâce à la rencontre de sa future et troisième femme, Kris Kardashian, qu’il décide d’arrêter toutes les démarches entreprises et de reprendre une vie normale. Il devient acteur de la plus célèbre des téléréalités, dont les contrats sont les plus gros jamais signés.
Il semblerait, à voir cette carrière toujours plus médiatisée, que c’est avant tout par une célébrité sans cesse reconquise que la star américaine a traité son sentiment de différence. L’exposition de son image virile de champion puis de père et mari a pu constituer un soutien dans sa vie. Le regard posé sur lui agissant comme un écran à son sentiment d’étrangeté. Sa célébrité est d’ailleurs sans cesse entretenue, actuellement encore, par sa campagne inattendue pour le poste, plutôt genré, de gouverneur de Californie.
Interrogée sur son orientation post transition, Caitlyn affirme avoir toujours été attirée par les femmes sans que cela ne l’ait passionnée non plus. Et si elle envisage avoir une compagne de vie, elle ne pense pas avoir de vie sexuelle, précisant que le sexe est parmi ce qui l’intéresse le moins au monde14Cf. Ibid., p. 65..
Il se pourrait, à l’entendre, comme le développe Philippe La Sagna15La Sagna P., « À propos de la transidentité », à voir et écouter sur Lacan Web Télévision., que la question sur leur genre posée par certains sujets, permette de s’éloigner de l’impossibilité du rapport sexuel, de s’en défendre. Ainsi, de se dispenser de la recherche d’un partenaire.
À l’époque de l’éclatante pluralisation des Noms-du-Père, si le déclin de la norme mâle dissout les bandes de garçons, la jouissance féminine et son corrélat de solitude pourrait bien devenir transgenre.
Lacan serait alors l’homme ayant anticipé le xxiie siècle.