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J51 - La norme mâle, Sublimations

Almodovar : la norme mâle dans tous ses états

© D'après J. Fournier.
01/11/2021
Marianne Gérard

L’amante trahie de Femmes au bord de la crise de nerfs, le ravageant duo mère-fille de Talons aiguilles, la farouche battante de Volver : ce que l’on retient d’abord d’Almodovar, ce sont ses flamboyantes figures féminines. À tort : leurs homologues masculins, aux avant-postes de la mise à mal de la norme mâle, sont tout aussi remarquables – et profondément subversifs.

Nouveaux avatars du non-rapport sexuel

Au fil de son œuvre, Almodovar met au travail les paradoxes du dit masculin. Dans La Loi du désir (1986)1Le premier film produit par El Deseo (« Le Désir »), la maison de production créée par Almodovar., non seulement il filme de manière réaliste la relation entre deux hommes, mais il place au cœur de son récit Tina, transsexuelle qui a accompli dans le réel, l’Œdipe inversé du garçon2Cf. Freud S., Le Moi et le ça, 1923. : de fils, elle est devenue fille, pour vivre son amour avec son père. Scandale.

Dans Talons aiguilles (1991), le juge Dominguez, représentant de la loi – opérateur de la métaphore paternelle – mène une double vie. Le soir, il se travestit en femme sexy, Letal, et séduit la journaliste Rebeca. Lacan a décrit la femme à postiche, qui ravive l’ardeur de son amant en exhibant ce qu’elle n’a pas, le phallus3Cf. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 825.. Almodovar invente l’homme à pastiche, qui imite la femme dont rêve Rebeca (sa mère), pour lui permettre de vivre son amour par procuration. Le masculin a mille ruses…

Benigno, dans Parle avec elle (2002), espère quant à lui tirer hors du coma Alicia, la jeune fille qu’il désire, en la veillant et lui parlant sans relâche. Il a bien compris que « Le mode de jouir féminin exige que le partenaire parle et aime.4Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018, p. 78.» Pourtant, ça rate. L’infirmier dévoué, sensible, attentif et « féminin », finit par verser dans le pire du masculin : il viole Alicia. Ça rate et cependant ça réussit : de tomber enceinte, celle-ci s’éveille5Alicia rencontre, par la suite, un homme capable de l’aimer et de lui parler réellement : Marco ; Benigno étant emprisonné pour son crime..

Déclin du patriarcat, zénith du sinthome

Almodovar bouscule aussi les figures du Père. À la Mauvaise éducation (2004), sombre évocation de l’emprise d’un prêtre pédophile sur deux garçons, succèdent Étreintes brisées (2009) et Douleur et gloire (2019), qui braquent le projecteur sur des cinéastes diminués et déchus. Ces démiurges réduits à l’impuissance illustrent le déclin de l’imago paternelle épinglée dès les années trente par Lacan6Cf. Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001..

Almodovar est-il pour autant le chantre de la fin du patriarcat ? Non : « Mon intention n’est pas d’enfreindre une quelconque norme mais seulement d’imposer mes personnages et leur comportement7Strauss F., « Conversations avec Pedro Almodovar : entretiens avec Frédéric Strauss », Cahiers du Cinéma, 8 novembre 2007, p. 36.», explique-t-il. Selon lui, chaque être humain a le choix de s’orienter sans boussole préétablie, à l’instar de Lola, la pionnière dans Tout sur ma mère (1999), madone des transsexuels et père de deux fils, qui allie féminité et comportements « machos ». En effet, « on n’est pas forcé quand on est mâle, de se mettre du côté du x Φx. On peut aussi se mettre du côté du pas-tout8Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 70. ».

Refusant le binarisme, Almodovar ne s’intéresse pas plus à la multiplication des identifications sexuées : « Je fuis ces catégorisations, homme, femme, travesti ou transsexuel. Cela me paraît conventionnel. Ce qui m’intéresse, c’est l’être humain qui est à chaque fois unique9Strauss F., « Conversations avec Pedro Almodovar », op. cit., p. 242.». Ses grandes figures « mâles » sont donc, in fine, des champions de la solution sinthomatique singulière, que Lacan n’aurait point reniées.

 


  • 1
    Le premier film produit par El Deseo (« Le Désir »), la maison de production créée par Almodovar.
  • 2
    Cf. Freud S., Le Moi et le ça, 1923.
  • 3
    Cf. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 825.
  • 4
    Miller J.-A., L’os d’une cure, Paris, Navarin éditeur, 2018, p. 78.
  • 5
    Alicia rencontre, par la suite, un homme capable de l’aimer et de lui parler réellement : Marco ; Benigno étant emprisonné pour son crime.
  • 6
    Cf. Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
  • 7
    Strauss F., « Conversations avec Pedro Almodovar : entretiens avec Frédéric Strauss », Cahiers du Cinéma, 8 novembre 2007, p. 36.
  • 8
    Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 70. 
  • 9
    Strauss F., « Conversations avec Pedro Almodovar », op. cit., p. 242.