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Le Panoptique (Panopticon Letters), de Jeremy Bentham

Une lecture de Romain-Pierre Renou

Jeremy Bentham
Références
Le Panoptique (Panopticon Letters), de Jeremy Bentham
Jeremy Bentham
Éditeur, ville

Bartillat

Pages

203

Année

2024

09/06/2025
Romain-Pierre Renou
  • La Nature a placé l’humanité sous le gouvernement de deux maîtres souverains,

    la douleur et le plaisir1Cité par Jacques-Alain Miller, in « La machine panoptique de Jeremy Bentham », Ornicar ? n° 3, mai 1975, p. 29.

    Jeremy Bentham

     

    L’un des intérêts de la nouvelle publication de cet ouvrage de Jeremy Bentham2Bentham J., Le Panoptique (Panopticon Letters), traduit de l’anglais par Maud Sissung, préface d’Emmanuelle de Champs, postface de Michelle Perrot, Bartillat, Paris, septembre 2024. réside dans sa postface : soit la réédition d’un article de Michelle Perrot écrit à l’occasion de la parution de la première traduction française duPanoptique en 19773Perrot M., « L’Inspecteur Bentham », postface de Le Panoptique (Panopticon Letters), de Jeremy Bentham, traduit de l’anglais par Maud Sissung, préface d’Emmanuelle de Champs, postface de Michelle Perrot, Bartillat, Paris, septembre 2024, pp. 139-193.. Historienne, elle situe précisément le contexte qui entoure la rédaction de ce projet pénitentiaire par J. Bentham (constitué de 21 lettres écrites en 1787) à la fin du XVIIIe siècle : « Besoin d’ordre d’une société dont la rationalité tolère de plus en plus difficilement les improductifs et pourchasse vagabonds et mendiants ; accroissement brut de l’errance et de la délinquance, sous-produits de la désagrégation des équilibres traditionnels, rébellion populaire contre les modes classiques de punir : tout concourt à ébranler le fonctionnement de la justice4Ibid. p. 148-149.. » À ces enjeux relevant de la sphère pénale, s’ajoutent ceux de la sphère hygiéniste (en particulier en France5Michèle Perrot explique les « rapports ambigus » entretenus par J. Bentham avec ses contemporains de la Révolution française.), pour laquelle « Ouvrir les lieux clos de la détention médiévale, les sombres cachots des anciens espaces pénitentiaires aux éléments naturels, et singulièrement à l’air vivifiant, ce n’est pas seulement fortifier le corps, mais l’âme. »6Ibid., p. 160.

    Mais au-delà de ce contexte historique, Michelle Perrot souligne également la place que prend le panoptique dans l’idéologie utilitariste de J. Bentham. Elle introduit donc son article en insistant sur le fait que « Le panoptique n’est pas seulement un projet de prison » mais « l’esquisse géométrique d’une société rationnelle »7Ibid., p. 139.. Procédant de la sorte, elle rejoint les propos de Jacques-Alain Miller qui, deux ans avant, précisait déjà que « Le “Panopticon” n’est pas une prison. C’est un principe général de construction, le dispositif polyvalent de la surveillance, la machine optique universelle des concentrations humaines »8Miller J.-A., « La machine panoptique de Jeremy Bentham », op. cit., p. 4. et qu’il constitue « le modèle du monde utilitariste : tout n’y est qu’artifices, rien de naturel, rien de contingent, rien qui ait pour seule raison d’être d’exister, rien d’indifférent. Tout y est exactement mesuré, sans excédent, ni manque. […] Partout des machines »9Ibid., p. 7., puisque c’est un modèle d’organisation humaine pouvant s’appliquer à l’humanité entière ayant pour seuls but et fin le règne de l’utile.

    La nouvelle acquisition de cet ouvrage de J. Bentham est donc l’occasion de retourner à l’analyse minutieuse que J.-A. Miller fait à propos du panoptique, éclairant dans ses moindres détails l’idéologie benthamienne de l’utilitarisme : « La machine panoptique de Jeremy Bentham » paru dans l’Ornicar ? n° 3, en mai 1975 – à la suite de la parution de Surveiller et punir de Michel Foucault en février 1975. J.-A. Miller dégage la dimension autoritaire qui gît en son sein : « C’est le même idéal de maîtrise qui inspire la théorie pénitentiaire et la théorie logique de Bentham. […] Avant d’être libéral, l’utilitariste est despotique »10Ibid., p. 19.. Parmi les caractéristiques de cette « conception totalitaire du monde »11Ibid., p. 24., il isole celle d’être « un monde sans déchet – où tout reste serait aussitôt ré-employé, un monde de sur-utilisation »12Ibid., p. 10.. C’est au cœur même de la conception du langage par J. Bentham que cette pente autoritaire réside, J.-A. Miller parlant de « Prisons du langage »13Ibid., p. 18. où « le discours et le réel sont réversibles, sans reste »14Ibid., p. 19.. Impossible de ne pas évoquer le filet que jette aujourd’hui l’idéologie de l’évaluation sur notre monde quand J.-A. Miller trouve la justification du « style nomographique » de J. Bentham dans le fait que c’est d’abord un discours où, pour que « tout soit à sa place […]. Il faut diviser […] jusqu’à atteindre les atomes de sens, les unités de pensée. Il faut numéroter, afin de n’égarer aucune partie, et il faut dénommer, afin d’individualiser : tout élément, tout assemblage d’éléments doit avoir un nom. Ainsi chaque signification, comme le prisonnier dans sa cellule, sera [captive] d’un mot – adéquation, transparence, du signifiant et du signifié »15Ibid., p. 35-36..

    Développant la théorie des fictions de J. Bentham dans son rapport à la loi, J.-A. Miller condense dans la figure du « législateur panoptique » celles du linguiste, du logicien et du psychologue qui « Dans son grand dispositif […] convoque tous les savoirs et toutes les populations, et ne les restitue qu’après les avoir broyés »16Ibid., p. 35.. Cette référence à la figure du psychologue éclaire un aspect de la critique de l’usage de la partie saine du moi quand Lacan cite J. Bentham en 1953 pour signaler l’impasse de cette orientation « où l’on peut voir que Freud fait retour à Bentham, et la psychanalyse au bercail de la psychologie générale »17Lacan J., « Discours de Rome » (1953), Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 145. ; critique reprise plus de dix ans plus tard, le 6 décembre 1967, dans son séminaire (dans un chapitre intitulé par J.-A. Miller « Les déchets de la production analytique ») quand il énonce (dans un tout autre contexte) que « réduire complètement le relief de ce qui a été apporté par Freud […] C’est ce qu’on appelle la réduction de la psychanalyse à la psychologie générale, c’est-à-dire son abolition »18Lacan J., Le séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, Paris, 2024, p. 78..

  • 1
    Cité par Jacques-Alain Miller, in « La machine panoptique de Jeremy Bentham », Ornicar ? n° 3, mai 1975, p. 29.
  • 2
    Bentham J., Le Panoptique (Panopticon Letters), traduit de l’anglais par Maud Sissung, préface d’Emmanuelle de Champs, postface de Michelle Perrot, Bartillat, Paris, septembre 2024.
  • 3
    Perrot M., « L’Inspecteur Bentham », postface de Le Panoptique (Panopticon Letters), de Jeremy Bentham, traduit de l’anglais par Maud Sissung, préface d’Emmanuelle de Champs, postface de Michelle Perrot, Bartillat, Paris, septembre 2024, pp. 139-193.
  • 4
    Ibid. p. 148-149.
  • 5
    Michèle Perrot explique les « rapports ambigus » entretenus par J. Bentham avec ses contemporains de la Révolution française.
  • 6
    Ibid., p. 160.
  • 7
    Ibid., p. 139.
  • 8
    Miller J.-A., « La machine panoptique de Jeremy Bentham », op. cit., p. 4.
  • 9
    Ibid., p. 7.
  • 10
    Ibid., p. 19.
  • 11
    Ibid., p. 24.
  • 12
    Ibid., p. 10.
  • 13
    Ibid., p. 18.
  • 14
    Ibid., p. 19.
  • 15
    Ibid., p. 35-36.
  • 16
    Ibid., p. 35.
  • 17
    Lacan J., « Discours de Rome » (1953), Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 145.
  • 18
    Lacan J., Le séminaire, livre XV, L’Acte psychanalytique, texte établi par Jacques-Alain Miller, Seuil, Paris, 2024, p. 78.