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Éditorial
Notre maladie de la mentalité – Alice DelarueDe l’adoration du corps au corps dérobé
« Ah quel est ce corps tout à coup dont elle se sent pourvue ? ». Actualité du Ravissement de Lol V. Stein – Virginie Leblanc-Roïc
Solution genrée à la maladie de la mentalité – Inga Metreveli
Avoir un corps : du miroir à la consistance mentale – Paula Galhardo CépilRencontre avec Paul Bercherie
Les apories du diagnostic psychiatriqueDébilité et psychose ordinaire
De l’idiotisme à la débilité mentale, de Philippe Pinel à Jacques Lacan – Mathieu Siriot
La psychose dans l’enfance : entre la mentalité et l’ordinaire – Silvia Elena Tendlarz
Il faut un dire pour que cela tienne – Enric Berenguer
La psychose ordinaire est-elle une maladie de la mentalité ? – Jean-Claude Maleval
Comment la débilité peut-elle exister ? – Pascal PernotLe recours à l’analyste. Cas cliniques
Retenir le ballon – Lieve Billiet
Un peintre – Araceli Fuentes
« Je bredouille », Un cas de débilité en institution – Alessandro Siciliano
Un corps en crise – Raquel Da Matta Beauvais
Explorer la matière langagière – Ariane FournierMasses, troupeau et non-dupes
L’être dans le troupeau – Guy Briole
Les bourreaux nazis, une mentalité ordinaire ? – Clément Fromentin
La mentalité, le S1 et la certitude – Laurent Dupont
Trois manières d’être malade – Clément MarmozRencontre avec Thierry Poibeau
Les troublants artifices de la machineMentalité ex machina
La débilité mentale à l’ère de l’intelligence artificielle – Miquel Bassols
La machine est-elle l’avenir de l’homme ? – Cécile Wojnarowski
« Je fonctionne comme un smartphone » – Vicente PalomeraArts de la mentalité
Le brave soldat Švejk : une métaphore de la débilité ? – Théodora Pavlova-Cullard
Les métamorphoses d’Opale, Sur Le Caméléon d’Elsa Agnès et Anne-Lise Heimburger – Eva Carrère Naranjo -
En introduisant, aux Journées de l’École freudienne de Paris en 1976, le terme de « maladies de la mentalité », Jacques-Alain Miller a épinglé un fait clinique essentiel, dont nous n’avons pas fini de tirer des enseignements. À partir des dits d’une jeune femme rencontrée par Lacan dans le cadre de ses présentations de malades, il propose de distinguer les maladies mentales dans lesquelles le sujet a affaire à un Autre complet, et qui sont de ce fait marquées par la certitude, de celles de ces êtres qui « n’ont pas été convenablement agrippés par le symbolique, et [qui] en gardent un flottement, une inconsistance 1Miller J.-A., « Enseignements de la présentation de malades », La Conversation d’Arcachon. Cas rares : les inclassables de la clinique, Paris, Agalma / Seuil, 1997, p. 289. ». Les maladies de la mentalité permettent de rendre compte d’une série de phénomènes qui se déploient dans le registre imaginaire, chez des sujets pour lesquels l’inscription première dans le discours de l’Autre a fait défaut. Elles annoncent des remaniements de la doctrine analytique, ouvrant la voie, notamment, à la psychose ordinaire que J.-A. Miller conceptualisera des années plus tard.
Cependant, la portée de cette formule s’étend au-delà du champ des psychoses. La dimension du mental, qui permet « l’adéquation du physique au monde 2Miller J.-A., « Santé mentale et ordre public », Mental, no 3, janvier 1997, p. 24. », existe chez tous les êtres doués de sensibilité. Chez les êtres parlants, en revanche, le langage et le narcissisme s’interposent, perturbant le mental et l’adaptation au milieu. Parce qu’ils croient être les auteurs de leurs paroles et de leurs pensées, parce qu’ils imaginent posséder leur corps, la mentalité des parlêtres les situe comme foncièrement débiles par rapport au réel. « Je suis un peu un théâtre de marionnettes 3Lacan J., « Présentation de Mlle Boyer », in Miller J.-A. & Alberti C. (s/dir.), ?, hors-série. Lacan Redivivus, Paris, Navarin, 2021, p. 119. », constate avec lucidité Mlle Boyer. Ne dévoile-t-elle pas là ce qui est notre lot à tous ?
Si nous sommes tous affligés d’une mentalité, ceux qui en sont malades nous montrent que le symbolique, seul, « ne donne pas au sujet de tenir ensemble 4Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du département de l’université Paris 8, cours du 1er juin 2005, inédit. », et que c’est le corps qui donne sa consistance mentale au parlêtre 5Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.. Lorsque quelque chose cloche dans ce rapport corporel, cela n’est pas sans conséquences sur la possibilité de s’identifier, d’éprouver des affects, et de s’inscrire dans le lien social. Dans la mesure où notre temps est celui de l’inexistence de l’Autre, ces phénomènes en viennent à prendre de l’ampleur dans la clinique contemporaine. La psychiatrie, qui depuis longtemps se fourvoie dans un nouvel organicisme, échoue à dia-gnostiquer et traiter ces sujets qui se présentent comme des inclassables – bien qu’ils viennent souvent avec leurs autodiagnostics. La rencontre avec un analyste est un recours, si celui-ci prend acte de ce que la maladie de la mentalité ne prend pas la parole au sérieux 6Cf. Miller J.-A., « Enseignements de la présentation de malades », op. cit., p. 304. et parvient à l’élever au-delà du bavardage.
Les maladies de la mentalité nous aident aussi à éclairer certains faits de l’époque. Le déclin de l’ordre social traditionnel, de ses interdits et de ses idéaux, accentue les effets d’égarement et d’errance. Les individus se retrouvent davantage aux prises avec leurs modes de jouissance, qu’ils tentent alors par eux-mêmes d’inscrire dans un discours afin de pouvoir s’insérer dans le lien social. On assiste ainsi, d’un côté, à une hypertrophie de l’image et du narcissisme, et de l’autre à la recherche de nouvelles nominations, qui peuvent virer à la quête identitaire et se rigidifier au sein de communautés plus ou moins éphémères. Ceux qui peinent à s’insérer dans un discours peuvent être conduits à se fondre dans une masse, à adopter la mentalité du troupeau. Enfin, la fascination pour le monde virtuel et pour les développements de l’intelligence artificielle ne signe-t-elle pas que le parlêtre rêve d’être débarrassé de sa mentalité, préférant désormais s’en remettre à la machine, qui lui apparaît comme le meilleur « exemple de la santé mentale 7Miller J.-A., « Santé mentale et ordre public », op. cit., p. 25. » ? Fantasme d’une pensée enfin pure, débarrassée de la dysharmonie qu’elle entretient avec le corps, que la persistance de notre maladie de la mentalité vient démentir.
Alice Delarue
- 1Miller J.-A., « Enseignements de la présentation de malades », La Conversation d’Arcachon. Cas rares : les inclassables de la clinique, Paris, Agalma / Seuil, 1997, p. 289.
- 2Miller J.-A., « Santé mentale et ordre public », Mental, no 3, janvier 1997, p. 24.
- 3Lacan J., « Présentation de Mlle Boyer », in Miller J.-A. & Alberti C. (s/dir.), ?, hors-série. Lacan Redivivus, Paris, Navarin, 2021, p. 119.
- 4Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », enseignement prononcé dans le cadre du département de l’université Paris 8, cours du 1er juin 2005, inédit.
- 5Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.
- 6Cf. Miller J.-A., « Enseignements de la présentation de malades », op. cit., p. 304.
- 7Miller J.-A., « Santé mentale et ordre public », op. cit., p. 25.