En 1969, Lacan s’adresse ainsi à son École : « Il y a la psychanalyse et il y a l’École. À distinguer en ceci que l’École se présente comme une personne morale, soit comme tout autre corps : qui se soutient de personnes, elles physiques et un peu là. »1Lacan J., « Adresse à l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 293. Cette dimension du corps résonne avec la définition postérieure qu’il donne du cartel, celle d’organe de base2Lacan J., Le Séminaire, Dissolution, in Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Navarin, 2021, p. 56.. Des cinq règles régissant le fonctionnement du cartel que Lacan énonce dans Dissolution, extrayons trois points qui sont autant de réponses à la crise qui frappe alors l’École freudienne de Paris.
Permutation
En instaurant cette méthode de travail, Lacan opère un tour de force. Aux instances immuables qui freinent l’avancée des groupes psychanalytiques, il introduit, via le cartel, la permutation. D’abord, en 1964, sous la forme d’une proposition dans l’ « Acte de fondation » de son École : « les éléments d’un groupe se verront proposer de permuter dans un autre »3Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, op. cit., p. 229.. Puis, en 1980, lorsqu’il dissout l’EFP et se dirige vers la Cause freudienne, la permutation ne devient plus une proposition, mais un « principe de fonctionnement »4Miller J.-A., « Esquisse des options fondamentales de l’École de la Cause freudienne », Comment finissent les analyses. Paradoxes de la passe, Paris, Navarin, 2022, p. 121., comme l’indique Jacques‑Alain Miller. Lacan en fait même un remède à ce qu’il appelle « l’effet de colle »5Lacan J., Le Séminaire, Dissolution, op. cit., p. 56. qui inhibe le fonctionnement de l’institution et la mise au travail de ses membres. Par l’obligation de permutation – Lacan emploie le verbe devoir6Cf. ibid. : « Pour prévenir l’effet de colle, permutation doit se faire ». – un mouvement perpétuel s’introduit, et il n’est plus possible de s’identifier à la fonction.
Vectorialiser
Le fonctionnement du cartel tel qu’institué alors par Lacan – avec tirage au sort – implique également un « renouvellement régulier des repères créés aux fins de vectorialiser l’ensemble »7Ibid.. Ce néologisme revient deux fois chez Lacan : il l’énonce une première fois le 11 mars 1980, puis l’écrit le 23 octobre 19808Cf. Lacan J., « Lettre pour la Cause freudienne. 23 octobre 1980 », Aux confins du Séminaire, op. cit., p. 91.. Derrière, se devine aisément le verbe vectoriser, relatif au vecteur, au « segment de droite orienté », ce qui a donc une direction fixe et précise. Cependant, le terme employé par Lacan permet de lire qu’il s’agit, certes, de donner une direction, mais aussi d’infléchir le vecteur, ce que le « renouvellement régulier des repères » vise à produire, rebattre les cartes, de sorte que l’arrivée s’éloigne toujours davantage ou que le point de visée change, remettant ainsi sans cesse sur le métier à tisser l’objet du travail de cartel de chaque cartellisant – difficile de s’engluer si les repères sont mouvants !
Crises du travail et transfert de travail
Alors que son École est doublement en crise, au sens où, en réponse à une crise interne, Lacan répond en lui enlevant ses repères par une dissolution, il indique que du cartel, « aucun progrès n’est à attendre, sinon [une] mise à ciel ouvert périodique des résultats comme des crises du travail »9Lacan J., Le Séminaire, Dissolution, op. cit., p. 56.. Ainsi loge-t-il la crise ailleurs : au niveau du travail, et loin d’exiger une résolution de cette crise-ci, il l’encourage et invite à en démontrer le ressort.
Nous retrouvons là tout l’intérêt de Lacan pour le cartel. En effet, dès son « Acte de fondation », il noue ce dispositif au signifiant travail. Le cartel est d’ailleurs un organe qui a pour visée initiale « l’exécution du travail », et le plus-un a aussi bien la charge de « l’élaboration » de ce travail que de « l’issue à réserver au travail de chacun »10Lacan J., « Acte de fondation », op. cit., p. 229..
Le travail en question répond à une absence : la « théorie de la formation […] est absente »11Lacan J., « Adresse à l’École », op. cit., p. 293.. Or, Lacan fonde justement son École comme « l’organisme où doit s’accomplir un travail […] qui ramène la praxis originale [que Freud] a instituée sous le nom de psychanalyse dans le devoir qui lui revient en notre monde », et, à ce titre, elle a également pour objectifs celui d’une « formation à dispenser »12Ibid.. Sur cette voie, le cartel est une modalité inédite de travail en tant qu’il repose sur un « transfert de travail »13Lacan J., « Acte de fondation », op. cit., p. 236.. Cela vise à éviter à l’analyste de sombrer dans la colle du discours du maître : « La thèse du transfert de travail, qui est au fondement du concept de l’École, concerne l’analyste non en tant que maître, mais en tant que travailleur. »14Miller J.-A., « L’École, le transfert et le travail », La Cause du désir, no 99, juin, 2018, p. 149.
Romain Aubé est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.