
Dans les chapitres V et VI du Séminaire L’Acte psychanalytique, Lacan propose un schéma qui logifie le parcours d’une analyse : « La castration dans le tétraèdre 1». Loin d’une abstraction dévitalisée, on peut y lire l’expérience d’une analyse, jusqu’à un franchissement.
Lacan y pose « le seul point où l’acte peut être interrogé, soit en son point d’origine 2 » : commencer une analyse est bien un acte – mais qui l’accomplit ? « S’il y a acte […] il est du côté du psychanalyste 3».
L’acte de supposer un savoir insu conditionne l’expérience : supporter le transfert, affirmer la règle de l’association libre, c’est engager le « faire » de l’analysant. Poser l’inconscient est un acte. Sans cet acte, pas d’analyse.
Encore faut-il que celui qui le pose ait connu « une certaine réalisation de l’opération vérité 4 », où l’analysant a « accompli sa tâche 5». L’expérience implique le transfert d’un bien-dire et d’un savoir-lire de l’analyste à l’analysant : repérage de l’autonomie du signifiant, de la grammaire singulière de l’association libre, de l’inventaire des identifications, des contingences tramées en destin. Au-delà, vient l’abord du silence de la pulsion acéphale, qui tourne autour d’un vide, où se suspend l’objet, semblant ultime et abject, permettant un dire sur ce que l’on est dans le désir de l’Autre. Au-delà du fantasme fondamental : la perte. Le non-rapport dont est chu le sujet, rebut des désirs opaques et dysharmonieux d’autres parlants.
« L’expérience subjective aboutit à ceci près que nous symbolisons par ( – φ) 6», à grand A barré : l’univers des signifiants comporte un trou, celui du rapport sexuel qui ne s’écrit pas ; ce trou est aussi l’aboutissement de l’inconscient transférentiel, une fois épuisé le régime pathétique de sa vérité.
Vient alors l’acte de l’analysant : remettre « à sa place le sujet supposé savoir »7. Cette place est le lieu du « désêtre qui, par lui, le psychanalysant, a frappé l’être de l’analyste 8». Cela fait de lui « la vérité de ce savoir » : il « est cette vérité 9». Dès lors, le sujet supposé savoir est démis de sa fonction, la foi dans le déchiffrement infini du sens s’éteint, le rapport au fantasme est modifié sans retour. L’analysant assume la perte qui le cause. Cette absence de garantie n’est lisible qu’à partir de ses conséquences. On peut l’appeler franchissement, distinct de la passe comme procédure qui consiste à élaborer « le paradoxe d’un savoir sur la vérité 10».
L’analysant a rencontré la perte et son complément, l’objet a. Celui-ci peut se séparer du moins phi ; venir « à la place du sujet supposé savoir 11». Surgit alors parfois un nouveau désir, plus fort que celui d’être le maître, plus fort que celui de l’amour de transfert (la prévalence de l’une des deux formes tenant à la position initiale). L’analysant peut choisir d’occuper la place de l’objet a, voilée par le sujet supposé savoir, et s’autoriser comme analyste : « nous devons voir revenir à la position de départ ce qui s’est réalisé – à ceci près que le sujet […] sait ce qu’il en est de l’expérience subjective […] il y a déjà savoir du désêtre du sujet supposé savoir 12».
Cette « bascule de toute la figure 13» du tétraèdre conditionne l’existence d’une place d’où cette tâche peut se répéter pour un autre. On saisit alors l’« en porte-à-faux 14» de l’acte analytique : « Au départ l’acte analytique fonctionne avec le sujet supposé savoir faussé […] c’est lui qui est à l’Arkhê de la logique analytique 15». Se trouve éclairé « le commencement de toutes les fois » de l’analyse – l’entrée en fonction du sujet supposé savoir à partir du signifiant du transfert propre à chaque sujet –, impliquant nécessairement « la fin une fois » atteinte par l’analyste, « signifiant quelconque », auquel ce sujet s’adresse : « il fallait qu’il y ait là du psychanalyste pour que […] la logique de la psychanalyse existe 16».
[1] Lacan, J., Le Séminaire, Livre XV, L’Acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Le Seuil, 2024, p. 110.
[2] Ibid, p.115.
[3] Ibid. p. 99.
[4] Ibid.
[5]Ibid. p. 116.
[6] Ibid. p. 111.
[7] Ibid, p.102-103.
[8] Ibid., p. 103.
[9] Ibid.
[10] Miller, J.-A., « Le paradoxe d’un savoir sur la vérité », La Cause freudienne, n° 76, décembre 2010, pp. 121-136.
[11] Lacan, J., Le Séminaire, Livre XV, L’Acte psychanalytique, op. cit., p. 102.
[12] Ibid. p. 117.
[13] Ibid.
[14] Ibid.
[15] Ibid. p. 103.
[16] Ibid. p. 118.