Cartello, 31

Un manque que rien ne peut dire

20/12/2020
Elisa Cuvillier

Une prise de parole 

Dans « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Lacan énonce à propos de la cure d’Anna O. : « Si cet événement fut reconnu pour être la cause du symptôme, c’est que la mise en paroles de l’un […] déterminait la levée de l’autre.1Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966 p. 254.» Rectifiant l’idée selon laquelle la prise de conscience engendre la disparition du symptôme, c’est à la prise de parole qu’il reconnaît un effet. Car dans l’acte d’énoncer, le sujet « a fait passer [l’événement] dans le verbe2Ibid., p. 255.». L’origine latine du mot verbum en témoigne. Il désigne le mot en tant qu’il s’oppose à res, « la réalité3Ernout A. et Meillet A., « Dictionnaire étymologique de la langue latine », Paris, Klincksieck, 2001.». c’est-à-dire « un fait, un événement4Gaffiot F., « Dictionnaire Latin-Français », Paris, Hachette, 1934.». « Faire passer dans le verbe » évoque donc le dénouement du symptôme dans les mots. Littéralement, ce qui n’est pas passé du trauma, chiffré et figé dans le symptôme qui le renouvelle, se dissout dans l’acte de parole.

Une exigence de traduction

Mais plus encore, « faire passer » s’entend comme l’exigence d’une traduction. « Il faut que la parole soit entendue par quelqu’un là où elle ne pouvait même être lue par personne : message dont le chiffre est perdu ou le destinataire mort.5Lacan J., « Discours de Rome », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.140.» Il s’agit de transposer l’événement qui s’est inscrit, illisible sur le corps, en un discours audible, c’est-à-dire qui instaure un destinataire. C’est une prise de parole qui se doit d’être com-prise car elle ne prend forme et sens que d’y inclure un allocutaire.

À cet effet, Lacan lui appose le terme d’épos6Cf. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit., mettant en évidence la dimension créatrice et adressée de la parole du sujet en analyse. Épique, elle est moins restitution fidèle du passé que sa recréation pour un auditoire. Pourtant, derrière l’auditeur à qui s’adresse cet épos, c’est un lecteur (l’analyste) qui découvre une épopée. Il lui revient d’en restituer la scansion. De même, derrière l’aède se trouve un traducteur (l’analysant) à la recherche d’un savoir sur cet antique texte. Il apprend cependant à n’en rédiger que des versions7En traduction, le terme de « version » désigne un texte traduit de la langue étrangère dans sa propre langue., car d’une langue à l’autre subsiste un écart impossible à combler.

Ce qui s’est écrit

Dans le Séminaire xi, Lacan évoque l’étonnement de Breuer sur l’absence de l’élément sexuel dans le discours et les hallucinations d’Anna O. Indice qu’il y a, pour cette malade-là, quelque chose qui manque, que Breuer pensait être en droit d’attendre, mais qui ne trouve pas à se dire. Et Lacan de commenter : « Plus Anna en donnait de signifiants et de jaspinage, mieux ça allait. […] Pas de sexualité, ni au microscope, ni à la longue-vue.8Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 144.» Si la mise en paroles conserve toujours un effet, dix ans plus tard, elle est devenue babillage. L’attention de Lacan se porte davantage sur une absence, cette « vérité insoutenable – la réalité sexuelle9Ibid., p. 138.». Car si la sexualité est au centre de l’inconscient, c’est en tant que manque que rien ne peut dire, et c’est pour cela qu’elle fait attentat lorsqu’elle se présente au sujet. C’est donc dans le transfert à Breuer que s’écrit, dans une autre langue, l’indicible pour Anna : le départ de son analyste aurait provoqué chez elle une grossesse nerveuse. Le transfert, formulé dans le Séminaire xi comme « la mise en acte de la réalité de l’inconscient10Ibid., p.137.», est la voie pour que se transpose quelque chose de la sexualité pour Anna O., que soit consignée en un lieu, dans la fiction de son symptôme, sa version d’un rapport qui puisse s’écrire. Peut-être est-ce là une manière d’entendre les derniers mots de Lituraterre : « Un “c’est écritˮ dont s’instaurerait le rapport sexuel11Lacan J., « Lituraterre », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 20.

Ainsi, la fiction du symptôme et les autres « ribambelles de trouvailles de l’inconscient12Dupont L., « Les quatre arguments PART.1 », Arguments des J50, disponible ici»,sont autant de versions du sujet qui imposent du sens pour combler en vain un intervalle, toujours le même, et que s’efface la rencontre première avec la question sexuelle, jouissance hors sens. C’est la lettre telle que Lacan l’isole dans « Lituraterre » qui permet la jonction. Dite littorale, elle se situe « entre savoir et jouissance13Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 16.», symbolique et réel, deux territoires qui n’ont aucun moyen de tenir ensemble ; de ces deux territoires qu’elle relie, elle en possède les caractéristiques : deux faces, l’une réelle, l’autre signifiante. C’est-à-dire qu’elle « fait trou14Ibid., p.13.» dans le savoir sur le réel de la sexualité, témoignant du « savoir en échec15Ibid.», et dans le même temps, elle est petit a qui vient combler le trou, indique Sophie Marret-Maleval16Marret-Maleval S., « La condition littorale, lecture de Lituraterre« , publié sur Lacan-Université, disponible en ligne ici.. « Le bord du trou dans le savoir, voilà-t-il pas ce qu’elle dessine17Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 14.», précise Lacan. Ainsi la lettre nomme-t-elle pour imprimer la trace de la rencontre première avec la jouissance autant que recouvrir l’absence de nom du trauma que constitue cette rencontre. Elle se distingue comme « rature d’aucune trace qui soit d’avant18Ibid., p.16.», car dans le même mouvement elle évoque et recouvre la jouissance. Ne reste alors que « cette moitié sans paire dont le sujet subsiste19Ibid.», celle du sens qu’apporte la fiction, occultant la jouissance qui s’y loge.


  • 1
    Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966 p. 254.
  • 2
    Ibid., p. 255.
  • 3
    Ernout A. et Meillet A., « Dictionnaire étymologique de la langue latine », Paris, Klincksieck, 2001.
  • 4
    Gaffiot F., « Dictionnaire Latin-Français », Paris, Hachette, 1934.
  • 5
    Lacan J., « Discours de Rome », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p.140.
  • 6
    Cf. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », op. cit.
  • 7
    En traduction, le terme de « version » désigne un texte traduit de la langue étrangère dans sa propre langue.
  • 8
    Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 144.
  • 9
    Ibid., p. 138.
  • 10
    Ibid., p.137.
  • 11
    Lacan J., « Lituraterre », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 20.
  • 12
    Dupont L., « Les quatre arguments PART.1 », Arguments des J50, disponible ici
  • 13
    Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 16.
  • 14
    Ibid., p.13.
  • 15
    Ibid.
  • 16
    Marret-Maleval S., « La condition littorale, lecture de Lituraterre« , publié sur Lacan-Université, disponible en ligne ici.
  • 17
    Lacan J., « Lituraterre », op. cit., p. 14.
  • 18
    Ibid., p.16.
  • 19
    Ibid.