Jacques Lacan, par son Acte de fondation, décide en 1964 de mettre le cartel au centre de l’École1Lacan J., « Acte de Fondation de l’École freudienne de Paris », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229. Voir aussi ici.. Plutôt que sur des séminaires, des cours ou des conférences, la formation du psychanalyste reposera sur « une élaboration soutenue dans un petit groupe ». La question de l’ancienneté, de la compétence, du bagage intellectuel dont chacun dispose, est secondaire par rapport au désir en jeu et à la structure du cartel, 4 + 1.
En 1980, au moment où il dissout l’EFP pour fonder La Cause freudienne, Lacan parie à nouveau sur le cartel, dont il fait « l’organe de base » de l’École. Il veut ainsi déjouer le pouvoir des didacticiens et favoriser un savoir nouveau pour la transmission de la psychanalyse. Comme l’a souligné Jacques-Alain Miller, le cartel fait couple avec la passe. Cartel et passe misent sur un savoir qui n’est pas acquis d’avance, créant dans l’Ecole une circularité au-delà de toute hiérarchie. Le savoir, comme dans le discours de l’analyste, y est mis en place de vérité : plutôt savoir à construire et à inventer que savoir déjà là.
Ayant grandi dans une famille de professeurs, j’ai eu affaire à l’idéal écrasant du savoir constitué. Cet idéal était incarné par mon père qui enseignait à l’université. Il fut un moment question que je marche sur ses traces, mais ce n’était pas de ce côté-là que mon désir me conduisait. Il me fallait échapper à ce que je vivais comme la « tyrannie du savoir » : sans doute avais-je choisi à mon insu le savoir troué de l’inconscient, qui donne sa place à l’opacité d’une jouissance énigmatique et toujours singulière.
Je suis entrée à l’École de la Cause freudienne au moment où celle-ci s’engageait dans la contre expérience de la passe. J’ai fait en même temps l’expérience du cartel et celle de la passe, puisque j’ai été désignée comme passeur. J’ai travaillé par la suite dans de nombreux cartels, parfois constitués de manière aléatoire, et je me suis laissée enseigner par cette forme inédite de travail, sans autre certitude que l’élaboration provoquée, soutenue par la fonction du plus-un.
Le déchiffrage collectif, comme à tâtons, rend la lecture de Lacan laborieuse mais passionnante, riche d’interrogations et de surprises. Elle peut résonner avec un point vif de l’analyse, ouvrir une perspective insoupçonnée, confirmer une hypothèse de travail, ou faire surgir un surprenant désaccord… avec un autre moment de l’enseignement de Lacan.
Ce qui a contribué à me propulser dans la passe, c’est mon engagement dans un cartel d’enseignement sur le nom et la nomination. Au fil des élaborations produites, j’ai mesuré l’importance des bouts de savoir recueillis dans ma propre cure, et ressenti la nécessité de les articuler pour les transmettre. J’ai ainsi pu vérifier, concernant le savoir en jeu, l’affinité qui existe entre cartel et passe – juste avant d’être nommée Analyste de l’École par un cartel particulier, celui de la passe. Rien de mieux qu’un cartel si l’on veut poursuivre l’élaboration, se soumettre à la critique de ses pairs, et serrer ce qui est au cœur même de la transmission de la psychanalyse : je me suis engagée dans un cartel sur le réel de l’expérience.
Marie-Hélène Blancard est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.