L’expérience du travail en cartel peut laisser une marque indélébile chez le lecteur de Freud et de Lacan, et constituer un moment fort de formation. Je reviendrai ici sur ce qui fut le noyau de ma lecture à l’occasion d’un cartel conclu voici quelques années. Avec le temps, je constate que l’élaboration provoquée d’alors est toujours active aujourd’hui. Peut-être autrement, mais sans aucun doute la question qui était la mienne à l’époque poursuit sa route. Le bricolage opéré dans ce cartel, loin d’être rangé tel un dossier classé, me titille, m’alerte ou me réveille, c’est selon. Aujourd’hui, le thème choisi pour les 50es Journées de l’ECF, « Attentat sexuel », m’a fait l’effet d’un « retour vers le futur » à partir de ce cartel-là.
La problématique qui m’animait était celle de l’articulation entre une lecture conceptuelle et l’abord clinique des événements propres à l’âge de la puberté. Freud et Lacan pouvaient-ils être un recours me permettant de mieux cerner certains embarras que de très jeunes gens m’adressaient ? Orientée par cette question, c’est le chapitre 3 des Trois essais sur la théorie sexuelle, intitulé « Les métamorphoses de la puberté1Freud S., « Les métamorphoses de la puberté », Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, coll. Folio essais, 1987, p. 141-175.», qui s’est avéré un terrain propice à l’exploration. Freud y indique : « L’une des réalisations psychiques les plus importantes mais aussi les plus douloureuses de la période pubertaire est l’affranchissement de l’autorité parentale, grâce auquel seulement est créée l’opposition entre la nouvelle et l’ancienne génération […] À chaque station du parcours évolutif que les individus doivent accomplir, un certain nombre d’entre eux sont retenus, et c’est ainsi qu’il y a des personnes qui n’ont jamais surmonté l’autorité des parents et qui ne leur ont pas retiré la tendresse qu’ils leur vouaient sinon de manière très imparfaite.2Ibid., p. 171.»
Rien que ce paragraphe présentait de nombreuses difficultés. Car en effet, des termes tels que « affranchissement », « autorité parentale », voire même celui de « métamorphoses » – présent dans le titre de ce chapitre – rendaient à mes yeux cette indication de Freud plutôt opaque. C’est donc à partir de ces zones d’ombre qu’il fut possible de trouer le texte et de mettre en question ces termes-là. Que voulait dire Freud par cela ?
Peu à peu, une opération de substitution a vu le jour. Le terme « métamorphoses » est devenu « remaniements », celui d’« affranchissement » a été remplacé par « détachement » et, à la place de la « tendresse », j’ai pu lire plutôt « jouissance ».
Tout d’abord, c’est le terme de « métamorphoses » qui est pour ainsi dire passé « à la moulinette » de ma recherche. Est-ce bien ce dont il s’agit lors de la puberté ? Ce terme désigne stricto sensu le changement, la transformation d’une forme, d’un corps. Il y a certainement tout le processus biologique qui fait de la puberté un moment de transformation dont le corps en est frappé. Pourtant, en ce qui concerne la problématique de la puberté, il nous semble que le terme « métamorphoses » peut faire passer à la trappe la question des enjeux subjectifs auxquels l’adolescent à affaire. En effet, plutôt que d’une ou des transformations, le sujet pubère témoigne souvent des obstacles qu’il rencontre au moment même où, le sachant ou non, il opère tout un réaménagement dans sa façon d’être au monde. Parallèlement à la métamorphose du corps a lieu une série de remaniements où le sujet tente de faire bouger les lignes du deal qu’il entretient avec l’Autre. Les remaniements de la puberté donc. Parmi ce qui est à remanier apparaît tout l’éventail de liens via lesquels l’enfant a tissé sa relation au monde et a trouvé une place parmi les autres. Mais Freud souligne très clairement que l’enjeu majeur de la puberté tourne autour du remaniement que l’adolescent opère (ou pas) quant à la place qu’il a occupée jusqu’alors vis-à-vis de ses parents. Et c’est sur ce point précis qu’apparaît la question de la tendresse. Quelle valeur lui donner ? Freud pointe bien : « Il y a des personnes qui n’ont jamais surmonté l’autorité des parents et qui ne leur ont pas retiré la tendresse qu’ils leur vouaient sinon de manière très imparfaite.3Ibid.» Et il va plus loin en disant : « On apprend par-là que l’amour apparemment non sexuel pour les parents et l’amour sexuel s’alimentent aux mêmes sources.4Ibid.» Nous pouvons y lire dans ce terme de « tendresse non retirée » une sorte de trop de jouissance qui, malgré ladite métamorphose du corps lors de la puberté, aura tendance à maintenir le sujet captif dans sa position d’enfant.
Le terme d’ « affranchissement » utilisé par le traducteur de Freud m’est apparu peu probant. L’adolescent est censé s’affranchir de « l’autorité des parents ». Le terme est fort, car s’affranchir renvoi à « s’émanciper », « se libérer »… Peu convainquant pour rendre compte de ce moment subtil et de ce mouvement saccadé qu’est la puberté. Grâce au concours de Susanne Hommel5Susanne Hommel est psychanalyste membre de l’ECF et de l’AMP. Passeuse de la langue de Freud, elle traduit le mot Ablosüng par « détachement » ou « décollement » au lieu d’ « affranchissement », terme choisi par Philippe Koeppel en 1987 pour la traduction de Trois essais sur la théorie sexuelle, op. cit., p. 171., il a été possible d’aller à la source de ce passage dans sa version originale, sous la plume de Freud et de le décortiquer, orientée par Lacan. Le terme allemand employé par Freud en 1905 est celui de Ablosüng, qui veut dire « détachement » ou « décollement ». Ces deux signifiants touchaient de bien plus près à une possible réponse. Si Freud formule l’une des tâches propres de l’adolescent comme étant une « réalisation psychique importante et douloureuse6Ibid.», la question devient : de quoi le sujet se détache-t-il – ou à quoi s’attache-t-il – lors de la période pubertaire ? Quels en sont les conséquences et les enjeux ?
En effet, entre « s’affranchir » et « se détacher » il y a une marge. Et je constate que ce que bon nombre de jeunes gens m’adressent à propos de leur traversée pubertaire est de l’ordre d’un paradoxe : côté pile, un désir de détachement en acte (et souvent coûteux), côté face, une sorte de vent contraire ramenant le sujet à son point de départ, le fixant à sa position d’enfant (coûteux aussi !). Entre « s’affranchir » et « se détacher » n’y a-t-il pas une nuance de taille ?
Ce point est devenu une boussole. Le moment de la puberté fait émerger de façon saillante les embrouilles, voire la bataille que tout sujet livre à sa façon, entre désir de séparation et jouissance de l’aliénation vis-à-vis de l’Autre.
Si l’on regarde en direction des prochaines journées de l’ECF, on pourrait poser comme piste de travail l’actualisation de la tension entre le moment de la puberté et ce que chez un sujet s’est inscrit comme la trace d’un événement ayant l’effet d’« attentat sexuel ». À travers des cas comme Dora, Emma, Hans, Sergeï, et bien d’autres, le retour à Freud inauguré par Lacan nous enseigne encore.
Beatriz Gonzalez-Renou est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.