Cartello, 45

Religion, angoisse, consolation

15/10/2024
Ariane Oger

Deux subversions majeures se font entendre dans l’ouvrage L’Avenir d’une illusion. Freud y articule malaise dans la civilisation et religion chrétienne occidentale. La croyance aux dogmes religieux édictés par Dieu tient à l’accomplissement « des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus urgents de l’humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs 1Freud S., L’Avenir d’une illusion, Paris, Points, 2011, p. 78.». Définir ainsi la religion constitue une première subversion freudienne. Partant du désir comme désir inconscient, son hypothèse apparaît : la racine originelle de la croyance en Dieu se fonde sur l’inconscient. La mise en relief de la fonction consolatrice de la religion, en tant qu’elle permet de supporter la vie, constitue l’avancée structurale de ce texte.

Impossible consolation

L’être humain doit perdre pour se civiliser. Freud situe cette perte dans l’arrachement de l’homme à la nature et dans les prescriptions de la civilisation. Le « travail de la civilisation2Ibid., p. 42.» demande donc des efforts à l’homme pour limiter ses pulsions. L’instance du surmoi prend alors à sa charge les contraintes extérieures et devient « un patrimoine psychologique 3Ibid., p. 48.» de haute valeur. L’homme porte ce « fardeau de sacrifices pulsionnels 4Ibid., p. 41.» toute sa vie, mais en est dédommagé par des satisfactions substitutives de nature narcissique, proposées par la civilisation – identification à des idéaux, créations artistiques, etc. Avec cette promesse d’une récupération de cette part de jouissance perdue, ce modèle économique freudien de la civilisation permettrait à l’homme d’y être moins hostile et d’y trouver une consolation. Ce signifiant consolation revient plusieurs fois sous la plume de Freud : l’homme menacé aspire à la consolation, receler la consolation, la consolation unique, consoler les hommes, l’effet de consolation, le caractère de consolation. D’autres signifiants consonnent avec lui : réconforter, dédommager, réconcilier. Freud note cependant que l’homme reste inconsolable. Ce point se retrouve chez Stig Dagerman, journaliste et romancier suédois qui écrit dans un essai rédigé après la Seconde Guerre mondiale sur ce « besoin de consolation que connaît l’être humain […] impossible à rassasier 5Dagerman S., Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Paris, Actes Sud, 1981, p. 11. ».

La croyance comme réponse à l’angoisse

Face aux désastres angoissants de la nature qui « nous remet sous les yeux notre faiblesse désemparée 6Freud S., L’Avenir d’une illusion, op. cit., p. 55. », l’homme humanise cette nature en faisant exister des dieux. Cette défense, face à ce qui se présente comme pur caprice, est une défense face au « réel […] sans loi 7Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 137.». Cette personnification des dieux à la volonté obscure suit un modèle infantile. Celui, écrit Freud, de l’enfant désirant la protection du père afin de parer au désarroi structural de l’existence. Cet appel au père est une réminiscence, une nostalgie inconsciente du père « qui habite en chacun de nous 8Freud, L’Avenir d’une illusionop. cit, p. 21.», souligne-t-il. L’être humain s’en remet au père, puis à Dieu comme figure du père, cet Autre absolu qui protège de l’Hilflosigkeit et du hors-sens.

Cette articulation de la croyance religieuse et de l’angoisse constitue la seconde subversion freudienne de L’Avenir d’une illusion. Le père apaise la détresse, l’idée de Dieu colmate la faille structurale du sujet, voilant l’inadéquation de l’être parlant avec le réel de la vie. L’homme croit en la parole divine, puise du sens là où il n’en trouve pas, s’en remet à Dieu, cet Autre invisible et omnivoyant, qui lui parle. Il n’y a aucune nécessité à ce que la croyance soit démontrée et comprise. Maintenue envers et contre tout, elle s’affirme comme « le credo quia absurdum du père de l’église 9Ibid., p. 75. ».

Or, l’insupportable de la vie tient au manque de savoir de ce qu’elle est : « pour ce qui est de notre vie à nous, on a aucune espèce d’idée de ce que c’est. Dieu merci, c’est le cas de le dire, il ne nous a pas laissé tous seuls 10Lacan J., « Conférence de Louvain », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, n°96, juin 2017, p. 12. », indique Lacan. Car, en effet, l’existence de Dieu « relève d’une première supposition de savoir établissant une connexion de sens avec un réel qui se dérobe sans cesse 11Ramírez C., Haine et pulsion de mort au XXIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2019, p. 157. ».

La face Dieu du grand Autre12Cf. Regnault F., Dieu est inconscient, Paris, Navarin, 1985.

Pendant tout un temps, Freud croit que les progrès de la science conduiront à un avenir de rationalité et de tolérance. La montée du nazisme l’amène alors à penser que c’est la religion comme illusion qui a un avenir. C’est le legs de Freud à la postérité : « nous restons liés à la religion. Il y a quelque chose de la religion qui ne cesse pas de s’écrire13Miller J.-A., « Religion, psychanalyse », La Cause freudienne, n°55, octobre 2003, p. 4.». En effet, il y a quelque chose d’irréductible dans ce que porte ce nom de Dieu. En croyant en Dieu, l’homme cherche l’appui d’une garantie, celle d’un Autre de l’Autre. Or, Lacan nous enseigne que « le grand secret de la psychanalyse […], c’est [qu’] il n’y pas d’Autre de l’Autre 14Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 353. », barrant ainsi le grand Autre : « cette barre dit qu’il n’y a pas d’Autre qui répondrait comme partenaire 15Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthomeop. cit., p. 127. ».

En définitive, quelle voie Freud propose-t-il dans ce texte ? « Ne compter que sur sa propre force 16Freud S., L’Avenir d’une illusionop. cit., p. 107. », compter sur la valeur de la parole, les trébuchements de l’inconscient, pour trouver un sens à son existence. Cela a un coût, celui de l’angoisse face à un réel non recouvert par l’écran de la religion, par le sens foisonnant. Freud nous invite à ne pas fuir devant l’angoisse, c’est-à-dire devant son désir.

Le cartel, quant à lui, n’est-il pas cette expérience de travail qui, tout en faisant une place à cette force propre à chacun, invite à produire un savoir avec quelques autres, un savoir non recouvert par le discours universitaire.


  • 1
    Freud S., L’Avenir d’une illusion, Paris, Points, 2011, p. 78.
  • 2
    Ibid., p. 42.
  • 3
    Ibid., p. 48.
  • 4
    Ibid., p. 41.
  • 5
    Dagerman S., Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Paris, Actes Sud, 1981, p. 11.
  • 6
    Freud S., L’Avenir d’une illusion, op. cit., p. 55.
  • 7
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 137.
  • 8
    Freud, L’Avenir d’une illusionop. cit, p. 21.
  • 9
    Ibid., p. 75.
  • 10
    Lacan J., « Conférence de Louvain », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, n°96, juin 2017, p. 12.
  • 11
    Ramírez C., Haine et pulsion de mort au XXIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2019, p. 157.
  • 12
    Cf. Regnault F., Dieu est inconscient, Paris, Navarin, 1985.
  • 13
    Miller J.-A., « Religion, psychanalyse », La Cause freudienne, n°55, octobre 2003, p. 4.
  • 14
    Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 353.
  • 15
    Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthomeop. cit., p. 127.
  • 16
    Freud S., L’Avenir d’une illusionop. cit., p. 107.