Cartello, 40

L’espace du désir

03/02/2023
Vanessa Sudreau

Partout le fantasme d’opérativité1« La science est habitée de la pulsion de mort, avec la recherche coûte que coûte de cette opérativité sans s’occuper des valeurs », Miller J.-A., « Rencontre entre J.-A. Miller & C. Angot au Théâtre Sorano », Toulouse, 20 avril 2013.bat son plein, comme une évolution irrépressible du discours de la science dans son mariage à celui du capitalisme. Tels des dieux issus de la mythologie, ces deux-là ont engendré un monstre : le surmoi utilitariste. La valeur éminente d’une vie humaine, telle que les droits de l’Homme étaient venus la consacrer après la Révolution française, paraît en péril. Ce péril lié à la langue que nous parlons nous amène à interroger les conditions pour qu’une parole ne soit pas entièrement absorbée dans son énoncé et qu’il soit possible de suivre la trace énigmatique du sujet affleurant dans l’espace de l’énonciation.

Cette dimension de l’espace varie. C’est, par exemple, la « transcendance », qui résonne avec ce chapitre du Séminaire xi intitulé « En toi plus que toi »2Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973,p. 237-248.. L’énonciation touche à l’obscur, au paradoxal, à l’inexorable, qui est ce qui intéresse la psychanalyse. Elle touche aussi à ce que J.-A. Miller nomme, dans le chapitre xxvii du Séminaire VI, une « Position inexorable du réel »3Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière / Le Champ freudien, 2013, p. 555., où le désir est présenté comme un paradoxe : « il est, nous dit Lacan, ce qui est au cœur même de notre subjectivité, ce qui est le plus essentiellement sujet – et il est en même temps le contraire, il s’oppose à la subjectivité comme une résistance, comme un paradoxe, comme un noyau rejeté, réfutable »4Ibid., p. 558.. C’est cet en même temps, véritable signature du désir, qui est actuellement rejeté.

Comme le rappelait Éric Laurent lors des 51e Journées de l’ECF : « [“]au règne du discours scientifique” et du calcul qui l’accompagne »5Ibid., p. 94, citant J. Lacan, « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 475., « le normal a pris en charge le sens »6Ibid.. Ce nouvel universel rend plus difficile de mettre en jeu la coupure qui fait résonner le vide causal.

Ce vide est essentiel. Pourquoi y tenons-nous tant ? Ce n’est pas pour faire les poètes – encore que Lacan regrettait de ne pas être poâtes assez7« Je ne suis pas poâte-assez. », Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 17 mai 1977, Ornicar ?, n17/18, printemps 1979, p. 22. –, mais parce qu’il n’y a pas de vie vraie sans ce lieu où elle se dédouble, sans cette dimension où un espace, un ailleurs, un au-delà se pressent, s’imagine, se dit, se rêve ou s’écrit.

Tout au long de son enseignement, Lacan a œuvré pour maintenir cet espace : le réel, l’objet, la cause, l’impossible se posant contre ou à côté d’une psychanalyse de l’ego toujours encline à noyer l’impossible dans l’impuissance.

À propos de l’acting out de l’homme aux cervelles fraîches, le patient de Ernst Kris, Lacan note : « c’est ainsi que réagit la dimension propre du sujet chaque fois que l’intervention essaye de la collapser, de la comprimer dans une pure et simple réduction aux données que l’on appelle objectives… »8Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 568. Cette indication est une boussole : collapser le sujet et le moi a pour effet de favoriser l’acting out.En abolissant la dimension de la coupure, en malmenant la division, l’énigme est écrasée. Et, plutôt que l’articulation de la vérité, c’est un surmoi féroce qui est alors produit. Le sujet est cet effet qui naît de l’articulation de la vérité, c’est là son  plus-de-vie qui lui donne sa valeur.

Brutaliser cet espace en poussant les sujets à l’autodétermination, c’est méconnaître ce que littérature et psychanalyse nous enseignent à savoir que : « … tout ce que le sujet demande, il le demande pour autre chose »9Ibid., p. 533..

Ce désir est notre seule transcendance, lieu d’inscription d’un récit possible jusqu’à « l’esp d’un laps »10Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 571., où nos récits intérieurs ont chance d’ex-sister dans les oscillations de l’être.


Vanessa Sudreau est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.

  • 1
    « La science est habitée de la pulsion de mort, avec la recherche coûte que coûte de cette opérativité sans s’occuper des valeurs », Miller J.-A., « Rencontre entre J.-A. Miller & C. Angot au Théâtre Sorano », Toulouse, 20 avril 2013.
  • 2
    Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973,p. 237-248.
  • 3
    Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière / Le Champ freudien, 2013, p. 555.
  • 4
    Ibid., p. 558.
  • 5
    Ibid., p. 94, citant J. Lacan, « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 475.
  • 6
    Ibid.
  • 7
    « Je ne suis pas poâte-assez. », Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 17 mai 1977, Ornicar ?, n17/18, printemps 1979, p. 22.
  • 8
    Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op. cit., p. 568.
  • 9
    Ibid., p. 533.
  • 10
    Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 571.