La lecture en cartel du livre de Freud sur le mot d’esprit et du Séminaire V de Lacan m’a incité à élaborer une réflexion autour de l’articulation du Witz freudien et de la logique du signifiant 1Lacan J. Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981..
Ce qui échappe au sujet
C’est au début du XXe siècle que Freud publie Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient où il examine les mécanismes du Witz (mot d’esprit en français). Parmi les mécanismes psychiques mobilisés dans le Witz Freud cite les processus de condensation avec substitution (métaphore), de déplacement sans substitution (métonymie), de représentation par le contre-sens ou par le contraire – ce qui se rapproche de ceux mobilisés dans l’élaboration du rêve. Ces mécanismes permettent, selon Freud, à un sujet d’énoncer une vérité sous une forme détournée ou déguisée. Freud invite son lecteur à considérer le Witz comme quelque chose qui, au-delà du sens, dans l’énonciation même du sujet échappe à ce dernier et le conduit à cette production langagière singulière, impliquant surprise et fulgurance. Il nous fait ainsi entendre que même lorsque le sujet pense être dans la maîtrise de ce qu’il énonce, l’inconscient oriente toujours notre discours.
Famillionnaire
Lacan reprendra cette démonstration dans le Séminaire V 2Lacan J. Le Séminaire, livre V, Les Formations de l’inconscient, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986.. Il s’appuie sur le premier exemple proposé par Freud. Dans un extrait du livre Tableaux de voyage, Heinrich Heine met en scène le personnage de Hirsch Hyacinth qui se vante des relations qu’il entretient avec le baron de Rothschild : « J’étais assis à côté de Salomon de Rothschild et il m’a traité tout à fait à son égal, d’une manière tout à fait famillionnaire 3Freud S., Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient. Paris, « Idées », Gallimard, 1930, p.27. ». De prime abord, nous dit Lacan, la nature de ce message paraît mal définie : en effet, il pourrait être envisagé comme un lapsus, un néologisme ou un trait d’esprit. Cependant, Lacan souligne qu’il s’agit bien d’un trait d’esprit et cette particularité permet d’introduire le lecteur à l’étude de la fonction du signifiant dans l’inconscient.
Freud identifie dans l’expression « famillionnaire » un phénomène de compression portant sur une paraphrase interprétative qui ne figure pas dans le texte : « il m’a traité d’une façon tout à fait familière, pour autant que cela est possible à un millionnaire 4Ibid., p. 17. ». Ainsi, la formation du mot d’esprit est-elle subsidiaire de la chute de cette seconde section de la phrase (« pour autant que cela est possible à un millionnaire »). De fait, en chutant, elle laisse place à l’émergence d’une formation substitutive par le mot « famillionnaire ». Cette démonstration permet alors à Freud d’attester que la technique du Witz tient au mécanisme de « condensation avec formation substitutive 5Ibid. » : une portion d’une phrase chute, permettant la création singulière et fortuite d’un mot néologique dont le surgissement semble échapper à son énonciateur.
Pas sans l’autre
Freud poursuit ensuite sa démonstration en suggérant que toutes les techniques de l’esprit seraient dominées par une tendance à la condensation ou, plus exactement, à une tendance à l’économie. Il s’agirait en effet de faire l’économie d’un effort psychique qui se réalise ici par la création originale de l’expression « famillionnaire » et qui, par le rapprochement de deux concepts habituellement distants, serait à l’origine du plaisir éprouvé par le destinataire du Witz.
En effet, le mot d’esprit a ceci de particulier qu’il provoque l’hilarité chez le récepteur et non chez son émetteur. Ce dernier ne pourra en rire que par le truchement de l’autre, par effet de ricochet. C’est pourquoi le Witz, selon Freud, exige toujours un tiers. La condition du surgissement du rire repose en effet sur la présence d’un autre qui réceptionne le trait d’esprit comme tel.
Le Witz enseigne du cartel
Y-aurait-il une possible analogie entre le Witz et la structure même du cartel telle que Lacan l’a proposée ? Un cartel se structure autour d’un manque de savoir et le plus-un a la responsabilité de faire chuter de cette place tout ce qui viendrait la satisfaire trop vite et, par là même, de soutenir le désir de chacun à élaborer un savoir nouveau. N’est-ce pas là ce qui sous-tend également la dynamique du Witz, qui nécessite toujours un mouvement de chute pour assurer la création d’une expression nouvelle, saisissante ? Ce statut troué du savoir suscite, pour y répondre, des découvertes et inventions qui naissent dans le lien social. Mot d’esprit et produit de cartel, si ces inventions nous satisfont, elles nous disent quelque chose de l’impossible de notre propre inconscient, dans un contexte toujours marqué par la présence de l’Autre.