Cartello, 37

Le transfert de travail en cause

29/06/2022
Nicolás Landriscini

En 1964, Lacan fonde l’École française de psychanalyse1Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229. Voir aussi ici. et formule les principes de son action. En 1971, il y rajoute une « Note adjointe » où il donne une série de précisions : « L’enseignement de la psychanalyse ne peut se transmettre d’un sujet à l’autre que par les voies d’un transfert de travail.2Ibid., p. 236.» Lacan a donné peu d’indications sur la notion de transfert de travail. Nous proposons ici, à partir de quelques articulations faites par Jacques-Alain Miller3Miller J.-A., « El analista y los semblantes », Conferencias porteñas, tomo 2, Paidós, Buenos Aires, 2009. Cf. aussi Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes » (1989-90), enseignement prononcé dans le cadre du département de l’université Paris 8, leçons 8 à 12, inédit., un petit exercice clarificateur davantage propédeutique qu’exhaustif. Il s’agit d’opposer, pour mieux les distinguer, transfert de travail et travail de transfert.

Trois remarques.

1. Le travail de transfert s’inscrit au plan de l’expérience analytique, disons en cours. Le transfert de travail s’inscrirait plutôt dans une perspective de fin d’analyse, et donc de transmission et d’enseignement de la psychanalyse. Le travail de transfert dans la cure se supporte, côté sujet analysant, du savoir supposé à l’Autre, en l’occurrence l’analyste, soit le Sujet Supposé Savoir. Le sujet supposé savoir est l’opérateur qui permet de donner du sens à tous les signifiants-maîtres de la vie du sujet4Miller J.-A., “El analista y los semblantes”, op. cit., p. 124. qui apparaissent comme hors sens. C’est l’opérateur S1–>S2 comme résorbant tout. C’est aussi la dimension du sens du tout le monde délire.

Le transfert de travail appelé de ses vœux par Lacan vise au contraire à produire le savoir dans son versant exposé5Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », op. cit., leçon du 7 février 1990.. Là où le sujet supposé savoir fait consister l’idée d’un savoir oraculaire déjà là, que l’Autre est supposé détenir et à l’occasion retenir, le transfert de travail vise un savoir à construire, à exposer et démontrer (par le mathème). La fin de l’analyse a comme corollaire une désupposition de savoir qui précipite une chute du sujet supposé savoir. Cette chute dégage la dimension du S(Ⱥ) comme place vide à partir de laquelle le travail d’élaboration du savoir peut se produire.

2. Une distinction est aussi à établir au niveau de la place et de la fonction de l’analyste dans cette articulation. Dans la dimension du travail de transfert, dans la cure donc, l’analyste est en position d’assurer l’acte analytique qui vient recueillir et éditer le travail de l’analysant. C’est donc l’analysant qui effectue le travail, l’analyste se situant plutôt ici dans une dimension de « paresse structurale6Miller J.-A., « El analista y los semblantes », op. cit., p. 126.». En revanche, lorsqu’il s’inscrit dans le versant du transfert de travail, il est attendu de l’analyste la réalisation d’un travail décidé dans un souci de transmission. Lacan a montré en ce sens, y compris par l’exemple, la solidarité de la position de l’enseignant et celle de l’analysant. L’orientation n’est pas ici celle qui consisterait à enseigner la psychanalyse, mais plutôt à transmettre l’enseignement qu’elle recèle.

3. Dernière opposition féconde : le travail de transfert se supporte de l’amour du savoir. L’analysant voue l’amour au savoir qu’il suppose à l’Autre. Or, l’envers de cet amour est l’horreur du savoir supporté par le refoulement7Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », op. cit., leçon du 31 janvier 1990.. L’amour du savoir et son produit, le transfert, voilent l’horreur du savoir opéré par le refoulement. Je ne veux rien savoir –> c’est l’Autre qui sait –> je l’aime.

Dans la perspective du transfert de travail, la fin de l’analyse est précipitée par la désupposition du savoir de l’Autre et la chute du sujet supposé savoir. Cette chute dégage S(Ⱥ) comme place vide où peut venir s’inscrire un désir de savoir qui soit le moteur d’un travail d’élaboration. En ce sens, le désir de savoir s’oppose à l’amour du savoir comme culte. Le transfert de travail est le corrélat de ce désir.

Si le passage du travail de transfert au transfert de travail comporte celui du savoir supposé au savoir exposé, nous pouvons dire que devenir analyste implique de – voire équivaut à – se prêter à la transmission de l’enseignement de la psychanalyse8Cf. Ibid., leçon du 7 février 1990., soit s’en faire dupe. Cet enseignement, à l’instar de l’expérience analytique, ne peut opérer qu’au un par un. Mais, pour qu’il percute et qu’il perdure, il faut une École. Pour donner forme à ce transfert de travail au sein de cette École, Lacan propose un dispositif particulier qu’il nomme cartel, soit de petits groupes à l’organisation circulaire et nullement hiérarchique9Lacan J., « Acte de fondation », op. cit.,p. 230. Voir aussi ici. qui seront le support d’un travail qui fera résonner le désir de chacun des membres qui les composent.

Nicolás Landriscini est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.


  • 1
    Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 229. Voir aussi ici.
  • 2
    Ibid., p. 236.
  • 3
    Miller J.-A., « El analista y los semblantes », Conferencias porteñas, tomo 2, Paidós, Buenos Aires, 2009. Cf. aussi Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes » (1989-90), enseignement prononcé dans le cadre du département de l’université Paris 8, leçons 8 à 12, inédit.
  • 4
    Miller J.-A., “El analista y los semblantes”, op. cit., p. 124.
  • 5
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », op. cit., leçon du 7 février 1990.
  • 6
    Miller J.-A., « El analista y los semblantes », op. cit., p. 126.
  • 7
    Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le banquet des analystes », op. cit., leçon du 31 janvier 1990.
  • 8
    Cf. Ibid., leçon du 7 février 1990.
  • 9
    Lacan J., « Acte de fondation », op. cit.,p. 230. Voir aussi ici.