Depuis la création par Lacan du dispositif du cartel en 1964, dans une période où apparaissent, peu avant mai 68, des groupes universitaires contestataires du discours magistral, nos sociétés ont vécu des bouleversements globaux rapides et sans pareils. Pourtant l’invention du cartel, et du plus-un décomplétant la fonction groupale, constitua et constitue encore une fonction provocatrice d’actualité et donne au cartel toute son acuité. Ce que vise le cartel c’est questionner les signifiants-maîtres, dépareiller les imaginaires, faire trou dans le savoir, serrer quelques bouts de réels par structure exclus.
À l’époque de l’Autre qui n’existe pas, la place du leader dans les groupes a disparu sauf à exister brièvement tel un ghost bureaucrate, commercial ou religieux. Nous sommes à l’heure des communautés, des rassemblements, des ralliements, des réseaux sociaux, autant de formes groupales « liquides » où règnent la chute des idéaux et l’impératif surmoïque d’une jouissance illimitée. Pourtant, force est de constater, du côté de la psychanalyse, que le travail en petit groupe du cartel garde sa fraîcheur, sa souplesse, ses exigences et sa force inventive. Le cartel ne dure pas, il se fait et se refait, il permute, s’adapte et résiste aux bouleversements profonds de notre civilisation. Il est encore dissident de ce qui ne fait ni groupe ni dogme, préservant la trace du leader dans une curieuse fonction indexée d’un agalma faible1Miller. J.-A., « Le cartel dans le monde », intervention à la journée des cartels du 8 octobre 1994 à l’ECF, transcrite par Catherine Bonningue, parue dans la Lettre mensuelle n°134. Qualifiant le plus-un, J.-A. Miller a cette formule : « l’agalma qui le supporte est non dense. » C’est ainsi que Jacques Lacan envisageait l’un des socles de son école.
Voici quelques semaines, dans sa « Lettre du 1er mai 20212Disponible en ligne ici.», Jacques-Alain Miller fait recours au cartel et lui donne un nouveau relief afin de réaliser le travail de déchiffrage et de transcription des lettres, papiers et manuscrits que Lacan lui confia de son vivant. Le caractère central du cartel comme organe politique de l’AMP est ainsi mis en exergue et résolument tourné vers l’avenir.
Les travaux très différents présentés dans ce numéro 33 de Cartello répondent aux exigences du cartel. Ils témoignent chacun de l’énonciation de leurs auteures et de l’expérience singulière de déchiffrage des textes qui fait enseignement dans notre École.
Nayahra Reis interroge avec pertinence le cartel à partir de ce qui lui échappe dans son usage même. Ce faisant, advient une trouvaille : Le plus-un apparait depuis sa posture d’agent provocateur, en position de sujet divisé « tel que dans le discours de l’hystérique » occupé à questionner là où chacun, depuis sa position subjective, participe au travail à partir de son insigne.
Dans un intéressant work in progress, Nadège Talbot s’empare du cartel comme « moteur de recherche » véhiculant un désir de travail adressé à l’École. Elle propose son avancée, pas à pas, de la découverte de l’histoire des tensions et désaccords entre le discours de la psychanalyse et ceux qui orientent les institutions, en vue de la préparation du colloque UFORCA sur le thème La psychanalyse indispensable en institution.
Pourquoi faire cartel ? demande Stéphanie Lavigne qui dévoile les conséquences du travail en cartel quand il déjoue les effets d’idéal et d’imaginaire. En cela son travail démontre la nécessité du cartel. Avec finesse elle nous transmet les éclats de réel attrapés tant à partir de ce qui, dans la lecture de Marguerite Duras, la ravissait, que de son impossible accès aux écrits de James Joyce. L’effet cartel, c’est du nouveau, un inédit en appui sur le trou rencontré dans le travail. Le résultat est convainquant, elle nous donne envie de relire Duras et Joyce. Les effets du cartel retentissent dans sa trajectoire singulière et se font entendre dans son texte.
Le cartel, « Ça réveille », propose Nicole Borie. Son expérience de cartellisante fait valoir en quoi le cartel ne produit pas de compréhension commune et laisse chacun seul face à l’énigme de ce qu’il veut dire. Ainsi dans un cartel toute parole suppose à être déchiffrée comme un texte venu d’un autre. Le trou se situe entre savoir inconscient et savoir théorique. Il oblige à prendre en compte ce que parler veut dire. Le savoir en jeu dans le cartel, à l’instar de la psychanalyse, vise une vérité qui réveille et non un dogme qui endort. Son texte est lumineux.
Bonne lecture !
Jocelyne Huguet-Manoukian est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.