Dans « L’étourdit », Lacan dit attendre du discours analytique qu’il fonde un « lien social nettoyé d’aucune nécessité de groupe »1Lacan J., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 474.. L’effet de groupe, dit-il, se mesure à ce qu’il « rajoute d’obscénité imaginaire à l’effet de discours »2Ibid.. Lacan rappelle aussi l’impossible du groupe analytique, prenant l’exemple des membres de l’IPA qui préservent l’institution en se soutenant d’une vie de groupe. On peut lire ce passage de « L’étourdit » avec « Télévision » où Lacan forge l’acronyme de SAMCDA, société d’assistance mutuelle contre le discours analytique, syndicat de psychanalystes dont le but est de permettre à ses membres de se défendre contre l’expérience de l’inconscient : « Ils ne veulent donc rien savoir du discours qui les conditionne. »3Ibid., p. 519.
Lacan veut préserver son École d’un tel effet imaginaire, pour qu’elle ne prenne pas à son tour la fonction de « rempart du groupe »4Ibid., p. 475.. Les membres de l’IPA, dit J.-A. Miller, « sont réunis sous un mode qui leur permet de supporter solidairement ce qu’a d’inquiétant et d’imprévisible l’expérience de l’inconscient dans la cure. Ce mode est un s’unir contre5Miller J.-A., Comment finissent les analyses. Paradoxes de la passe, « Sur le mutualisme », Paris, Navarin, 2022, p. 289.. Contre la surprise et l’inconfort dans lesquels le discours analytique ne manque pas de placer quiconque s’y frotte. Dans un groupe, tout doit être sous contrôle pour que soient préservées la place de chacun et la jouissance qui y est attachée.
Le groupe analytique risque toujours, peu ou prou, de devenir un rempart contre le savoir inconscient. Comment parer aux effets de groupe pour que le soc tranchant de la vérité freudienne continue d’opérer ? « Comment préserver le lieu de l’imprévisible »6Ibid., p. 290. ? J.-A. Miller donne une piste : préserver le un par un. Lacan a voulu de son École qu’elle soit un lieu de travail. Cela implique « que les intérêts du groupe y sont subordonnés à une finalité supérieure, qui se confond avec la psychanalyse ; que la vie de groupe est parmi nous, sinon proscrite, du moins peu estimée, qu’elle est tenue pour un obstacle au regard du but qui nous réunit. »7Ibid., « Esquisse des options fondamentales de l’École de la Cause freudienne », p. 120.
Pour contrer les effets de groupe, Lacan invente, en 1964, le cartel. Au moment de dissoudre son école en 80, il dit : « Il s’agit que la Cause freudienne échappe à l’effet de groupe que je vous dénonce. D’où se déduit qu’elle ne durera que par le temporaire, je veux dire – si on se délie avant de se coller à ne plus pouvoir en revenir. » Et d’ajouter : « Aussi bien faut-il avec ça que j’instaure un tourbillon qui vous soit propice. C’est ça, ou la colle assurée. […] C’est sur le tourbillon que je compte. »8Lacan J., Aux Confins du Séminaire, Paris, Navarin, 2021, p. 61-63. Il renouvelle alors l’importance du travail en cartel.
En quoi le cartel pourrait-il tenir sa promesse de mettre au travail d’un d’écolage ? La réponse se situe du côté de la logique. Le cartel est la réunion de quatre, plus un. Occupant une fonction extime qui permute au bout d’un temps, le plus-un vient décompléter cette réunion, ce qui empêche qu’elle ne vire au groupe. Mais le plus-un est cartellisant lui-même. Il y a ainsi une tension entre une logique de décomplétude et une logique d’ensemble. Le un par un est posé au principe du cartel : chaque cartellisant s’y engage à partir d’une question qui n’est pas celle du groupe et qu’il est seul à formuler, dans la solitude de son rapport à la cause analytique.
Le cartel a par suite un effet « détotalisateur »9Miller J.-A., Comment finissent les analyses. Paradoxes de la passe, « La passe à l’entrée », op. cit., p. 161., dit J.-A. Miller, effet propice à déloger du confort. Le cartel ne préserve pas de la solitude, pas plus qu’il n’offre de rempart contre le discours analytique, car son fonctionnement ne relève pas du discours du maître et que le savoir qui y adviendra n’est aucunement prévisible, ni dans sa forme, ni dans son contenu, ni dans ses effets. Le cartel est propice à créer un tourbillon apte à contrer les « effets de groupe consolidé qui vont aux dépens de l’effet de discours attendu de l’expérience »10Lacan J., Aux Confins du Séminaire, op. cit., p. 47.. On peut attendre du cartel qu’il soit un dispositif de d’écolage, pour reprendre ce jeu de mot de Lacan, entre colle et école. Ici, le cartel nous met à l’école de nous d’écoler, et non de nous coller. Cela n’est dès lors pas sans conséquence sur le savoir qui y sera produit, ni sur le sujet cartellisant lui-même, d’ailleurs.
Dominique Corpelet est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP.