Notre cartel s’est constitué autour du désir partagé de lire ensemble le séminaire Encore de Jacques Lacan1Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975.. Cette mise au travail et la lecture à haute voix à partir du style de chacun était pour nous un véritable mouvement : attraper un point dans ce que nous lisions, échanger afin d’y voir un peu plus clair et en rendre compte. La mise à ciel ouvert de la lecture faite par le cartel, permet aussi la reconstruction de ce mouvement logique par l’écrit. Ce quelque chose qui avait trait à la lecture et à l’écrit, était donc au cœur de mon expérience de ce cartel.
C’était aussi ce qui m’a amené à découvrir la psychanalyse lacanienne il y a quelques années en assistant au séminaire de recherche de l’ACF MAP Écrire, pourquoi ?, tandis que je faisais un travail de recherche sur l’écriture de Fernando Pessoa, qui n’a pas cessé d’écrire toute sa vie, voulant tout sentir, de toutes les manières, en faisant l’usage de nombreux hétéronymes et en adoptant des styles complètement différents. Ainsi, lorsque j’ai ouvert le Séminaire Encore, le titre du chapitre « La fonction de l’écrit » a attrapé mon regard. Lacan y explique la formule Il n’y a pas de rapport sexuel en tant qu’elle ne se supporte que de l’écrit, en ceci que le rapport sexuel ne peut pas s’écrire. Il affirme alors : « tout ce qui est écrit part du fait qu’il sera à jamais impossible d’écrire comme tel le rapport sexuel2Ibid., p.36.». De cet impossible, il y a un certain effet du discours qui est l’écriture. Alors que Pessoa ne cesse pas d’écrire, il y a quelque chose qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Son œuvre fragmentaire est faite de manuscrits non finis, infiniment retravaillés et complétés, interrompus, parfois illisibles et indéchiffrables, sans ponctuation et où les mots manquent, découverts et publiés après sa mort en 1935. De son vivant, il publie un certain nombre des poèmes, des textes éparpillés et un seul recueil de poèmes, Message, en 1934, pour lequel il a eu le prix National. « J’ai commencé de publier par ce livre pour la simple raison qu’il a été le premier que j’ai réussi, je ne sais pas pourquoi, à mettre en forme et à finir », écrit-il à Adolfo Casais Monteiro le 13 janvier 19353Cf. Blanco J., Pessoa en personne, Paris, Minos, La Différence, 2003.. L’écriture est donc un traitement du réel que Pessoa rencontre. Il explique ce qui fût le jour triomphal de sa vie : le 8 mars 1914, il éclata en plusieurs poètes. Étant un autre, il écrit différemment : « Caeiro par pure inspiration spontanée, sans savoir et sans même prévoir que je vais écrire – Ricardo Reis à la suite d’une délibération abstraite qui se concrétise subitement en une ode – Campos quand une impulsion subite me prend d’écrire sans savoir quoi – mon semi-hétéronyme Bernardo Soares […] apparaît chaque fois que je suis fatigué ou somnolant […] ; cette prose est une divagation constante4Cf. ibid.».
Ses hétéronymes sont solitaires et Pessoa lui-même n’a rencontré qu’une femme dans le bureau où il a travaillé, Ophélia, lui écrivant des lettres d’amour. C’est la nécessité qui le pousse à les écrire, due à leur séparation. Il prévoit leurs rencontres, qui bien souvent n’auront pas lieu ou seront annulées in extremis. Il lui écrit à partir de cet impossible de la rencontre en corps. C’est une des modalités dont le réel opère dans l’œuvre de Fernando Pessoa, soulignant cette solitude fondamentale du sujet face à la non-rencontre de l’Autre sexe.