Cartello, 1

La douce secousse du cartel

Récit en quatre actes

01/04/2014
Julie Grivart Versapuech

Acte 1. Le tropmatisme muet d’une poignée de main

En 2001, ma bague est brisée par la poignée de main de la femme d’un patient. Patient suivi au cours de mon clinicat en dermatologie, décédé d’un mélanome. Sa femme est venue me remercier, alors que son mari est mort. Rencontre avec l’impossible, qui m’apparaît comme une impuissance de la médecine. Dans ce service, pas de psychiatre ni de psychologue. À défaut de mots, nous continuons à prescrire toujours plus de chimio pour éloigner l’angoisse de la mort.

Acte 2. Le troumatisme renversant

En 2012, à Clermont-Ferrand, au congrès Médecine et Psychanalyse, je suis renversée par l’évocation du trou dans le savoir par Valérie Bischoff.

J’y entends aussi le témoignage d’Araceli Fuentes de Madrid : « Le phénomène psychosomatique, entre la médecine et la psychanalyse. » Elle dit qu’au cours de sa psychanalyse, elle avait refusé que ses lésions dermatologiques soient photographiées et avait trouvé un médecin qui l’écoutait. Une phrase qui ébranlait les certitudes médicales que je n’avais pas interrogées.

Acte 3. La douce secousse du cartel

Je suis dans un cartel depuis l’année dernière, notre thème étant « corps et parlêtre ». Le plus-un reformule nos questions sur le corps pour la médecine et la psychanalyse, l’inscription de la langue dans le corps. Le savoir est produit tranquillement, l’air de rien. Ce savoir affine doucement le renversement qu’a produit sur moi la rencontre avec la psychanalyse. Il ne vient plus combler le trou dans le savoir mais l’éclairer, le creuser, l’ouvrir.

L’espace créé par les secousses permet de se décaler de la plainte, d’entendre les maux derrière les mots. De faire résonner l’équivoque et la musicalité de la langue. Dans la douce secousse, j’entends aussi « soukous », dont le rythme secoue les hanches des danseurs congolais.

L’intérêt pour le singulier et le savoir y faire enseigné, loin des protocoles vides non applicables, m’a réconciliée avec la médecine. J’avais appris à ignorer le sujet, sous prétexte d’objectivité scientifique.

Pour une dermatologue, difficile de s’intéresser à l’invisible et de ne pas vouloir sauver l’autre. J’essaie d’exercer l’art de la médecine, une clinique du sujet, sur le sujet, plus si sûre. Il n’y a aucune garantie sur ce chemin singulier, du un par un, loin des statistiques. Laisser la place à la parole et au manque. Accepter l’angoisse de ne pas savoir, au risque de méconnaitre le diagnostique, accepter de se laisser enseigner par le patient, de ne pas vouloir son bien. Relire Le malade imaginaire de Molière : « Votre plus haut savoir n’est que pure chimère, / Vains et peu sages médecins ; / Vous ne pouvez guérir, par vos grands mots latins / La douleur qui me désespère. / Votre plus haut savoir n’est que pure chimère. »

Acte 4. Prise de parole

Les secousses m’ont réveillée, m’ont aidé à me positionner, à prendre la parole. J’ai parlé récemment des douleurs vulvaires, à partir de deux histoires cliniques, devant une assemblée de gynécologues. Une interne m’a demandé : mais comment faites-vous pour que les patientes vous parlent ? Une gynécologue a trouvé dangereux cet exercice.

Difficile de soigner avec les objets de la science, toujours plus performants, dans l’immédiateté. Les techniques d’imagerie montrent ce dont souffrent les patients, court-circuitant leur parole. Le corps est réduit à un bien de consommation auquel il manquerait une solution miracle pour pouvoir continuer à jouir. Mais nous pouvons nous rendre responsables de la médecine que nous pratiquons.

Nous pouvons dire « oui » à l’emploi inévitable des objets techniques et nous pouvons en même temps lui dire « non », en ce sens que nous les empêchions de nous accaparer et ainsi de fausser, brouiller et finalement vider notre être1Cf. Heidegger M., Sérénité, Questions III et IV, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1990..

 


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    Cf. Heidegger M., Sérénité, Questions III et IV, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1990.